Venise, au bonheur ou au péril de l’eau ?

 

Comme une longue rue qui serpente au-milieu de la ville, tel un S inversé, ample dans ses anses, portant en quelque sorte les marées jusqu’au pied de la terre dans une « négociation » millénaire, le Grand Canal équilibre Venise, irrigue sa vie quotidienne et donne à tout l’espace urbain et son sens et sa beauté. Une somptueuse rue d’eau, avec ses berges où chacun s’active et se promène, ses maisons qui les rythment, le Rialto qui les enjambe et unit l’ensemble, pont vénérable et acteur de communication, voie navigable essentielle à l’économie de la cité, lieu des fêtes et des échanges sur quatre kilomètres, le Grand Canal est l’artère liquide du prestige visuel. Il n’est de vie vénitienne sans lui ni d’histoire. 45 rii secondaires se distribuent à partir du cours de ce  fleuve citadin comme autant de nouveaux espaces tirant leur légitimité de sa présence. Les anciennes fabriques ont été remplacées par des palais. Le descendre ou le remonter, selon l’endroit d’où l’on part, revient à admirer quelques-uns des ancrages du parcours qui sont les repères les plus célèbres de Venise, comme la Piazza San Marco, la basilique de la Salute, les Fondachi, la Ca’ d’Oro, la Pescheria, la Ca’ Vendramin Calergi, des emblèmes parmi d’autres de ce que les siècles ont pu et su bâtir, en sachant que les prolongements offrent encore d’autres surprises - petites places, fins bras d’eau, enclaves - réparties de part et d’autre du canal.

 

Sur une carte montrant la formation de la « Grande Venise », le Gand Canal apparaît toujours  l’élément fondateur du rayonnement de la République du Lion. Mais autour de lui, peu à peu, se sont agrégés des lieux chaque fois plus actifs dans la construction de cette immense zone qui s’est développée au fond de l’Adriatique. Le Lido, comme premier rempart contre les inondations, Malamocco, Pellestrina, Mestre, Marghera, des sites qui participent aux activités industrielles et portuaires et qui dans le même temps, ont eu l’impact que l’on sait sur cette donnée fragile et menacée qu’est l’environnement de Venise, quand l’eau autant que le sol et l’air sont les cibles favorites de cette croissance. L’auteur, vénitien de naissance et de cœur, architecte, urbaniste, conférencier, soucieux de la préservation des qualités de l’espace public, analyse en détails, photos et plans à l’appui, les mutations gigantesques de la région. Le modernisme nécessaire apporte avec lui ses revers. Progression, agression ? Les citoyens s’engagent davantage dans la défense de leur bien, par exemple contre l’arrivée des paquebots, ancrés à quelques encablures désormais du Palais des Doges.

 

Les constructions gigantesques ont eu raison de cette réserve de beauté et ce miracle d’architecture qui avaient défié la durée et sont sans équivalent au monde. Pourtant les erreurs se sont multipliées, comme si l’expérience passée ne servait pas et que les spéculations soient maîtresses du jeu. L’auteur, sortant de Venise même, mentionne le cas de l’île du Tronchetto où un parking à plusieurs étages a été édifié dans les années 1960. Une photo prouve combien le bâtiment défigure l’horizon insulaire, en dépit des arbres plus factices qu’effectifs qui ont été plantés un peu comme on jette des graines, en désordre. Cet exemple est significatif de l’absence de prise en compte des conséquences qu’entraîne tout projet mal conçu. Il est évident qu’ici comme ailleurs, « on n’a pas compris la leçon fondamentale de Venise, une ville où les lignes de rencontre entre terre et eau sont les plus riches, sensibles, articulées et originales » qui soient. Le problème des super liners qui débarquent leurs passagers par milliers est des plus actuels et illustrent les conflits locaux. On en revient au Grand Canal, sillonné par ces géants des mers qui permettent de « faire de l’argent ». Mais leur masse cause des déplacements d’eau tels que leurs effets négatifs se ressentent jusque dans les rii. Venise, longtemps au bonheur de la mer, est-il contraint de subir maintenant son péril ?

 

Autre passionnante étude, celle de l’évolution de la Piazza San Marco, La Piazza comme il faut dire, théâtre emblématique de Venise, carrefour de sa grandeur, de son pouvoir, de sa solennité, de ses fastes. Une photo aérienne montre la forme particulière de ce périmètre glorieux, ouvert sur le bassin, fermé par un pourtour de bâtiments insignes, dominé par le campanile, incroyable scénographie de pierre et de briques. Chaque étape de la construction, des aménagements, des transformations de la Piazza sont expliquées avec en regard le rôle et la signification des liens urbains qui en découlent. Même approche pour ce quartier né de la conquête de nouveaux terrains, au XIIIème siècle qu’est l’Arsenal. Regards tout aussi percutants sur le phénomène de l’acqua alta et le MoSE. On apprécie les descriptions des campi, accompagnées de charmants dessins.     

 

L’auteur de cette somme extrêmement bien documentée et étayée dresse un constat exhaustif de la situation, sous lequel la trame de son amour pour cette ville hors de toutes normes est clairement visible. Il évite heureusement de se limiter à un catalogue de critiques, en proposant des solutions alternatives. Plus qu’à un voyage de rêverie superficielle, il invite le lecteur à entrer dans la composition affinée de la ville, moins une résultante de hasards bénéfiques que fruit d’une volonté d’élaborer un territoire adapté, cohérent, durable, sur un site hostile au départ. Il démontre avec pertinence comment les créateurs à l’origine ont fait pour bâtir un tel joyau, à la fois avec logique, élégance, intelligence, afin que chaque maison, chaque pont, chaque île de l’archipel soient en adéquation avec le milieu naturel.

 

Venise est un patrimoine qui appartient à l’humanité, qui l’ignore. L’eau est sa cause, sa raison d’être, son avenir. Face à l’eau, « Venise mène depuis toujours une lutte pour sa survie ». La prise de conscience des dangers encourus par la ville historique devant les politiques menées si souvent à l’encontre de ses intérêts propres joue en faveur d’une requalification de certains projets. Il est urgent de réconcilier Venise avec elle-même. Le plaidoyer de l’auteur est un signal d’alarme, davantage, un cri lancé à tous les responsables et les amoureux de ce trésor pour que son exploitation incontrôlée cesse. En observant les visages successifs de la Sérénissime, il allie histoire et modernité. La démonstration est solide, imparable, loyale. Les illustrations, très choisies, servent un texte précis, explicite, technique mais compréhensible par tous ceux qui suivent cette question posée à la lucidité universelle.

 

Dominique Vergnon

 

Franco Mancuso, Venise est une ville, Editions de la Revue Conférence, 560 pages, 890 illustrations, 22x27 cm, octobre 2015, 59 euros.       

Sur le même thème

1 commentaire

ChristL

Pour visualiser l'ouvrage, consulter des extraits, commander... :
http://www.revue-conference.com/collection-lettres-d-italie/venise-est-une-ville.html