Marie Laurencin, la muse et la diane

A la fin de cet ouvrage, dont la couverture annonce déjà des notions de délicatesse des attitudes et de caresse des teintes, la chronologie de la vie de Marie Laurencin offre un intérêt particulier, celui de présenter une quarantaine de photographies marquant les étapes essentielles de la vie de l’artiste. Rien de mieux pour la connaître davantage, dans la vérité d’un sourire, d’une tenue, d’une amitié. La voici avec Gertrude Stein, la voilà dans son atelier, ici posant en 1930, là méditant un quart de siècle plus tard. Même grâce, même sérieux, même goût de vivre, qui changent cependant avec le temps et les circonstances. Au bras d’Apollinaire, à Villequier, en 1913, elle est comme espiègle, toute extériorité ; à celui d’André Salmon, en 1945, elle est réfléchie et comme tournée vers l’intérieur.

 

Aborder la vie de Marie Laurencin, c’est réellement entrer dans une histoire toute de finesse et de surprises, de drôleries et parfois de larmes. Le merveilleux semble arriver dès les premières lignes de son récit. Un merveilleux que le destin avait assombri au départ. Regarder l’œuvre de celle qui avait « au plus haut point le goût des chansons et des robes », comme l’écrivait André Breton, c’est contempler de savoureuses couleurs, de gracieux gestes, de profondes forêts d’où sortent comme d’un songe des amazones. C’est aussi sentir des parfums insolites, respirer des arômes de fleurs et des fragrances capiteuses. Pour cette artiste à l’étrange adolescence, le rêve qui pour d’autres n’est que construction arbitraire était la vie même, dans sa réalité la plus visible. Le thème unique ou presque de sa peinture, le leitmotiv discret et parfois obsédant de son travail, est la femme, la dame du trouvère et l’égérie du conteur, l’inspiratrice qui souffle « au poète un amour éternel et muet ainsi que la matière », l’ambassadrice et la prisonnière. Entre la fée séductrice, la Nymphe de la divination et la Judith de la conquête, Marie Laurencin a noué des accords d’une identique légèreté, d’une profondeur équivalente, des connivences secrètes dont les sens mais aussi l’esprit se font les messagers. Célébrée, délaissée, admirée et critiquée, héroïne sauvage et sirène frêle, elle fut d’abord et avant tout la féminité en soi, l’incarnation achevée de ce charme que le sexe dit faible exalte si souvent à son insu et transforme pour blesser le cœur de l’homme « en sept épées de mélancolie ».

 

Connaître la vie d’un artiste, n’est-ce pas mesurer le poids des hasards et le rôle diffus des sollicitations qui par ricochets le conduisent vers les émotions, les ruptures, la création, la passion, le silence parfois ? Chez cette femme aux origines confuses, nourrie « de la plus haute littérature autant que de bouillies », disait-elle, tout très vite prend la forme de symboles. Il semble bien en effet que dès l’enfance, elle soit parvenue à conjuguer sur un ton romantique chacun des fils qui tressent l’existence, l’amitié, le travail, le désir, l’abandon, le mystère de l’être. Maîtresse d’elle-même, elle se laissa entraîner par les attraits de la vie, par les désirs multiples, des plus voyants aux plus intimes. En suivant ainsi la pente d’un univers nourri de sensations et de réflexions, elle aura été bousculée et peut-être meurtrie, sans jamais le montrer, par tant de coups que son intelligence enregistrait avec précision, indolence, négligence et effervescence selon les mains qui les frappaient. Ce sont peut-être aussi les coups qui au théâtre préludent au lever de rideau d’une pièce inédite, convoquant des acteurs majeurs, André Gide, Valéry Larbaud, Somerset Maugham, Coco Chanel…, arrivant sur la scène de toutes parts et prêts pour jouer les rôles que l’auteur a imaginés. Mais l’ordonnancement des actes est écrit, par et pour le personnage principal.  

 

Brève scolarité, apprentissage du dessin, premières amitiés, assez décisives d’ailleurs, celle de Braque et de Guillaume Apollinaire surtout. Des expositions qui la placent aussitôt à part, assez loin du cubisme qu’elle admire, proche du réalisme conceptuel que les maîtres d’alors comme Picasso ou Juan Cris ont mis à l’honneur. En 1908, elle participe au grand banquet du Bateau Lavoir où se côtoient un Picasso tout jeune et un Henri Rousseau sexagénaire, Max Jacob, Léo et Gertrude Stein. « Quelle fête arrosée, déchaînée, irréelle ». Apollinaire griffonnera sur la nappe en papier des mots exotiques et quand plus tard il écrira que « les peintres nouveaux procurent à leurs admirateurs des sensations artistiques uniquement dues à l’harmonie des lumières impaires », c’est sans doute à cette femme si proche de son cœur qui l’accompagnait ce soir-là qu’il pense. Il devait écrire aussi en parlant de cette « fiancée »  inspirante : « L’art de Mademoiselle Laurencin tend à devenir une pure arabesque, humanisée par l’observation de la nature ». Ils s’étaient rencontrés pour la première fois en mai 1907, chez le marchand de tableaux Clovis Sagot, par l’entremise de Picasso.

 

Sa peinture est de haute facture comme on parle de haute couture. Si sa mère dont elle fait un portrait sans concession porte une robe noire, austère (1906), les modèles élues sont enveloppées de tulle, de mousseline vaporeuse, d’écharpes en soie ou d’organdi aux tons éthérés. Surtout après 1920, la matière légère dessine des formes suggérées mais bien séduisantes. On sait que sous ces voilages pastel vibrent et soupirent les corps de Valentine, de Léda, de Simone ou d’Héléna. Des rubans, des chevelures qui équilibrent le buste, des bracelets et d’autres accessoires qui achèvent de signer, en douceur et infailliblement, une parfaite étude psychologique. « L’œil, cet organe tyrannique, est excité et rassuré », par les gris, les roses, les verts, par ces yeux étirés en amandes comme ceux d’un chat, par ce caprice de la composition qui n’est qu’élégance et courtoisie. Elle aime le rose « bonbon, fondant, celui de son cher 1900 ». On a alors devant soi une galerie de « petites poupées à tête de biscuit, aux cheveux de lin et aux yeux de sulfure », comme au siècle galant. La musique est un accompagnement en retrait, mais qui par moment sonne les accords de l’amour accepté. La Musicienne (huile sur toile, 1938) dont les perles dans les cheveux sont pareilles à celles de son collier blanc tient à hauteur de sa poitrine une mandoline sur laquelle ses doigts vont esquisser quelques notes célébrant cette union.  

 

Elle se fit peu à peu un grand nom. Elle travailla comme décoratrice de théâtre. L’exposition de 1953 à la galerie Pétridès en apporte la preuve. « Pour être célèbre, il suffit d’être connu de deux cents personnes », avait-elle dit à Marcel Jouhandeau, « pourvu que ces gens-là vivent à Paris » ! Elle sera vite la coqueluche de ce petit monde des rires et des modes de l’entre deux guerres dont les figurants fiers et galants, recherchent et attendent avec impatiente l’honneur d’avoir leur portrait fait par elle.

 

Elle l’ignore bien sûr, mais un jour son œuvre voyagera au delà des mers. En lui consacrant un musée exclusif et riche, les Japonais ne se sont pas trompés sur son talent. Cette reconnaissance du Japon envers Marie Laurencin vaut à cette rétrospective organisée au musée Marmottan-Monet de présenter une majorité d’œuvres venus du musée fondé par M. Takano en 1985. Ce bel ouvrage, traduit en anglais, l’accompagne. L’exposition comme ce livre sont à la hauteur de cette femme à « la sensibilité toute française ». Les quelques mots d’André Breton qui introduisent le texte de Daniel Marchesseau, sensible, ajusté, parfait connaisseur de cette « biche parmi les fauves », donnent le ton. En trois couleurs, le portrait est brossé. Toutes les pages qui suivent sont le déploiement de ce drapeau. De nombreux tableaux permettent de mesurer l’amplitude de ses références esthétiques. On note combien, reposant sur une poignée de thèmes seulement, les approches varient sans cesse et le renouvellement du style est un voyage au-dedans de « cette bourgeoisie libre et de bon aloi ». Les œuvres de Marie Laurencin signifient indépendance de la manière autant qu’ils signent la fidélité à un style. L’auteur en révèle la portée visible comme la densité cachée. Marie Laurencin méritait ce double hommage. 

 

 

Dominique Vergnon

 

Daniel Marchesseau, Marie Laurencin, 1883 - 1956, Editions Hazan, février 2013, 22x28.5 cm, 120 illustrations, 178 pages, broché à rabats, 29 euros.

 

 

 

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