Créer et souffrir, le destin de 30 génies de l’art

Misère, dépression, malédiction, incompréhension, rivalité, révolte, suicide, tant de causes à la souffrance humaine de nombreux artistes ! Certaines fins de vies sont plus connues que d’autres, sans doute en raison de l’ample diffusion de leurs œuvres et de l’intérêt du public, et donc du retentissement de leur disparition. Célèbres déjà de leur vivant, mais aussi marginaux, méconnus ou encore ignorés, la mort dans ses aspects les plus horribles donne à ces artistes une seconde stature, une nouvelle aura. Quelquefois théâtrale, souvent aboutissement d’un long parcours aux franges du sacrifice, de la négation absolue de soi, d’une volonté de quitter un monde pour lequel ils ne se sentent plus faits et qui ne les retient plus, qui les a déjà condamnés pour mille raisons, leur décès met en perspective l’ensemble de l’œuvre. Vincent Van Gogh se tire une balle dans le ventre, Nicolas de Staël se jette par la fenêtre, Jackson Pollock se tue en voiture, Jean-Michel Basquiat succombe à une overdose de drogue, Modigliani brûle ses jours à l’alcool.

 

Tous meurent assez jeunes, foudroyés par leur seule décision, combattant de l’impossible bonheur d’être, enfermés dans un drame intérieur sans fond, non communicable, non partagé, qui plus tard éclairera l’existence et en expliquera les rouages cachés. Responsables ou victimes ? Personne n’ignore la fin de Gauguin dans son paradis rêvé du bout du monde, ni celle de Toulouse-Lautrec détruit par les abus multiples, ni l’agonie de Géricault, ni les « pulsions contradictoires » du Caravage. Mais qui sait qu’Antoine-Jean Gros, l’auteur des Pestiférés de Jaffa, pinceau aimé de l’empereur Napoléon, formé auprès de David, se jette dans la Seine ? Que Francesco Borromini (1599-1667), l’architecte intelligent et novateur mais sans commande que le Bernin écrase de sa supériorité, se transperce avec son épée ? Que Rodolphe Bresdin, brillant graveur, qui initie son jeune ami Odilon Redon à l’eau- forte, s’éteint dans le dénuement le plus absolu ? Que Rosso Fiorentino, « le Rouquin florentin », fin coloriste, décorateur apprécié à Fontainebleau, se serait suicidé ? Qui sait encore ce qu’il est advenu d’Hercule Seghers (1590-1638), si méticuleux et inventif, ne trouvant jamais aucun acheteur ? Et Octave Tassaert, Séraphine de Senlis, Ernst Ludwig Kirchner, Camille Claudel, Felix Nussbaum, ces artistes oubliés, qui à côté de ces morts spectaculaires et fulgurantes, cachent des trépas tout aussi douloureux, lents, rongés par la maladie, l’oubli, le mépris, l’exil, la démence, la détresse, la guerre, achèvent brutalement une traversée qui aurait mérité davantage de gloire, de sollicitude, de reconnaissance.

 

De ces destins contrariés ou brisés par les hasards, les jalousies, la recherche désespérée de ces « rivages suprêmes », l’auteur en explique les origines, les développements, les conclusions. Il dit l’essentiel de cette mécanique qui se remonte et soudain cisèle mieux le profil de la renommée quand le temps s’est écoulé. Artemisia Gentileschi venge son déshonneur par son talent, Frida Kahlo signe sa gratitude envers la vie alors qu’elle a été amputée d’une jambe, Charles Méryon (1821-1868) transcende ses hallucinations par un surcroît de poésie que chacune de ses plaques révèle.

 

Faut-il souffrir pour créer ? Les tourments sont-ils la seule source d’une œuvre profonde, féconde, universelle ? Les névroses garantissent-elles le talent ? Etre maudit signifie-t-il être un génie ? On pense à ces poètes qui ont composé les vers les plus admirables alors qu’ils étaient en proie aux pires afflictions et auxquels l’adjectif fatal est désormais associé. Equation redoutable, insoluble ! Avoir une sensibilité plus vive implique-t-elle un droit à mieux saisir les choses, à en traduire de façon plus fine la vérité ? Les artistes sans écarts extrêmes de comportements, favorisés par le destin ou qui ont su dominer l’adversité sont-ils moins étonnants, émouvants, excellents ? Il y a des artistes majeurs qui ne font pas de la souffrance une compagne. Leur vie mérite tout autant d’être racontée. Artistes maudits, artistes bénis ? Le débat est immense, il n’est jamais tranché, car aucun préalable n’existe Pour chacun d’eux, la vie est un drame qui ne cesse de s’amplifier, la tragédie des jours de s’approfondir. En observant leurs malheurs, Karim Ressouni-Demigneux a classé ces artistes en trois groupes, distinguant ainsi les enfants terribles des martyrs et de ceux qui sont restés dans l’ombre.  Il montre que pour chacun, « le prix à payer pour amener à la lumière une œuvre est parfois lourd ». Il prouve en tous cas qu’à cause ou malgré la souffrance, ces créateurs laissent un témoignage authentique, insigne de leur art dont les tableaux, en regard des textes, prennent une autre dimension.

 

Dominique Vergnon

 

Karim Ressouni-Demigneux, Artistes maudits, le récit de 30 destins tragiques, Beaux-Arts éditions, 216 pages, 160 illustrations, 19x27 cm, octobre 2013, 29 euros.  

Sur le même thème

9 commentaires

J'aime bien le questionnement et la remise en perspective du dernier paragraphe : les gens dans la m... méritent le respect et la compassion, mais non, il n'est pas nécessaire d'être malheureux pour créer, et pauvre , suicidaire ou drogué pour être génial.
 Ce mythe né du Romantisme échevelé du 19e est devenu un des poncifs les plus tenaces du politiquement correct avec la psychologisation de la société, et l'envie-que dis-je, le devoir - d'expliquer tout, en particulier le génie.

Le phénomène est tellement pregnant qu'un artiste se sentirait non crédible s'il ne s'habillait pas systématiquement en noir (théatreux , graphistes et musiciens), ou en exclu des banlieues déshéritées (rappeurs, chanteurs pop de type Christophe Maé, etc..).
D'autres écrivains , clochards branchouille du show biz , architectes, plasticiens, habillés ternes, ( souvent couleur feuille morte, ce qui est de mauvais augure pour un littéraire ;^)) , prennent un tel un air sinistre pour présenter leurs oeuvres -souvent sinistres, elles aussi, qu'on a envie de leur  payer illico leur euthanasie sans attendre la fin de l'émission.

Tous ces gens là , pas bien dans leur peau, tristes et chiants, passent leur triste vie  à  créer des  trucs  à leur image ( le Munch, ou le Courbet vus plus haut sont devenus des Hits, c'est un indice qui ne trompe pas), et à dénigrer  ceux qui se sentent bien dans la vie et se marrent tous les jours, alors que c'est quand même pas évident, vu la période. Ce qui finit par plomber encore plus l'atmosphère, à la fin. Même Coluche n'a pas pu s'empêcher de mourir tragiquement, c'est dire!

D'où ma commande de Noël aux éditeurs : un livre parallèle  à celui-ci recensant tous les artistes équilibrés, paisibles et heureux de vivre, qui se sont éteints de mort naturelle, dont l'amour a irrigué l'oeuvre (ouah, c'est hyper ringue!) , et qui nous ont laissé toutes ces oeuvres de beauté et de pleinitude qui nous aident quotidiennement à supporter les viscissitudes de la vie de non-artiste.

Proutch, je ne crois pas que les "beati" puissent produire une oeuvre digne d'intérêt, ou alors de l'ordre du documentaire. La création passe par le monstrueux, et s'il est en dedans la souffrance est médiatrice. A part peut-être La Chartreuse de Parme, je ne connais pas d'oeuvre qui demeurent avec le temps comme essentielle et qui ait été écrite dans une rage joyeuse.

Et puis le malheur est tellement plus beau !

Je pense qu'il ne faut faire un lien automatique entre souffrance et création. Otis Redding a écrit et chanté de magnifiques morceaux soul et n'était pas pour autant un artiste sombre et tourmenté. C'est au 19e siècle que s'est imposé l'image de l'artiste tourmenté, romantique et suicidaire.

automatique, non, mais je persiste, en dehors du XIXe siècle (qui en effet le porte aux nues), les plus belles créations naissent dans la souffrance. 

anonymous

Non pas forcément, l'histoire de l'art montre que de très belles créations ne sont pas nées dans la souffrance, bien au contraire: l'art grec, la Renaissance, l'art oriental. Il faut je pense éviter ce genre de confusion.

Quand on parle de souffrance ce n'est pas forcément la torture morale des angoissés du XIXe, mais la nécessité de s'extraire de soi pour créer — voire juste ressentir la nécessité de créer — est le signe d'une certaine douleur intérieure. Je peux me tromper, mais je ne crois pas que l'art soit produit du bien-être, à part quand il est une "commande" divine... et la beauté ou la laideur de l'œuvre n'est pas en cause, la beauté étant la réponse à une esthétique donnée.

(mais bien sûr cela ne correspond qu'à ma conception qui met la tonalité mineure au-dessus de la tonalité majeure)

Mon cher Loic, je pense honnêtement que ce sont des idées reçues. En tant que musicien,auteur de chansons, peintre, sculpteur et rédacteur, bref, en tant que créatif visceral,  je peux vous dire que la création est un immense bonheur, une jubilation intérieure, une urgence gaie qui vous attrape et vous étourdit, et que la muse vous touche largement plus pendant les périodes de bien-être que pendant les périodes de malheur. En fait, pendant les périodes "grises" le  stress et les sujets de préoccupation vous bouffent littéralement la tête, laissant peu de place à la créativité. Vous avez déjà subi un chagrin d'amour? Eh bien, rappelez-vous : vous n'aviez même plus envie d'écrire.
Je ferais un parallèle parlant avec la maladie : je défie quiconque de créer quoique ce soit avec la migraine ou 40 de fièvre. Eh bien, chez les gens dits "normaux", c'est la même chose, la source se tarit, car la noirceur éteint.
 Le malheur créatif, c'est un mythe, romantique, et qui a fonctionné parcequ'il est valorisant :, on pense généralement (à tort) qu'on est plus intéressant pour les autres si on est malheureux .

Par contre, cela semble en effet être différent chez les gens dépressifs, mal dans leur peau, torturés, ou habités par des idées fixes et une mauvaise image d'eux même: leur déséquilibre intérieur et leur mauvais état mental les poussent visiblement  à exprimer/expurger par l'art tous les tourments qui les habitent.
Il y en a  qui collectionnent les étiquettes de camembert ou assassinent les petites vieilles en série, d'autres peignent des chefs d'oeuvre impérissables. Chacun son truc pour se faire du bien...

Donc, en tant que type créatif "normal" voire tout à fait banal, votre postulat que"La création passe par le monstrueux, et s'il est en dedans la souffrance est médiatrice" me semble tout simplement ... ...monstrueux! ;^)

La nécessité de création n'est-elle pas elle-même ce monstrueux qui vous fait vous extraire du commun pour écrire vos oeuvres ? le Simple ne crée pas, le commun non plus. 

beati pauperes spiritu
Pour ma part, qui suis musicien également, j'ai "composé" mes plus belles improvisations après ces fameux chagrins d'amour dont vous parlez, l'art est un refuge nécessaire pas un pis  aller (on parle d'art, n'est-ce pas, d'une chose quinte-essentielle à ma vie même, pas simplement de faire des poèmes ou des chansons ou des tableaux)

Quelqu'un peut me donner l'adresse du site web de l'éditeur?

Merci d'avance