Enna Chaton et l’image la plus nue : Déliaisons dangereuses

 

Il existe divers moyens de transgresser l'image. Toute une modernité tend à déplacer la position du spectateur et par là même du rôle de l'oeuvre comme révélateur d'attentes perceptives. Mais Emma Chaton propose une autre effraction de la conscience perceptive par le renouvellement de dispositifs stratégiques (dans l’édition de ses livres, comme l’installation et la performance). Son (faux) libertinage  (il en est de fait le contraire) ne joue plus sur la séduction . Il a bien d’autre chose à proposer dans la constante choisie par la créatrice :  « Dès lors que l’on enlève ses vêtements, on se dévoile, on se montre tel qu’on est. C’est peut-être le moment où l’on est tous égaux. C’est un début pour faire autre chose » écrit-elle. En un travail qui traite de la sphère la plus intime Enna Chaton se met en scène et à nu sans - l'artiste  insiste sur ce point -  oeuvrer sur les interdits : « Je me mets à l’égale des autres, je suis dans un même état de fragilité. Ce qui est formidable quand on est nu dans un espace, c’est qu’on est très réceptif à la qualité de l’air, aux sons, aux matériaux qui nous entourent ». Elle rappelle aussi que la  relation au corps et à la nudité est en mouvement constant par rapport à ce qu’on vit et traverse, et par rapport à l’évolution politique, sociale et esthétique d’une société. Un ignoré de l’être est donc rendu visible là où corps exposé  parle loin du jeu que l’art veut habituellement le faire jouer par l’exhibition de la nudité.

 

Les corps avec lesquels l’artiste «  intervient »  vivent, boivent, mangent, souffrent. Ils ont une odeur, une pilosité, des défauts. Et l’artiste parvient à ce qu’ils arrivent à montrer et assumer leurs formes, cellulite,  rides, poils et sexe.  Dès lors  elle dissocie l'image du sexe fonction par le sexe organe, l'image de la nudité par la crudité l’artiste crée une dépossession et une reprise singulières. N'hésitant pas à être affublé d’éléments composites ou incongrus (le père de l'artiste affublé de phallus sur le front pour le travestir en faune ou clown d’un nouveau genre) la photographie abolit le mur qui sépare la femme, la fille, la mère, le garçon, le fils, le  père de leurs "images". Et nous sommes éloignés du côté "stimuli-réponse"  d'une image de nu qui  selon Baudelaire,  est : "un abus de mémoire...plutôt une mémoire de la main qu'une mémoire du cerveau".

 

Surgit dans l’œuvre quel qu’en soit le genre abordé un au-delà d'une image littérale. Corps en acte de marche ou figés en sorte de sculpture - comme dans la série « Maisons grises » où l’artiste revient à plusieurs reprises planter ses modèle - créent moins une  narration qu’une posture. La  froideur et la  rigidité comme la souplesse et la densité soulignent la présence de l’individu, sa résistance.  Il existe dans l’image la plus nue, la plus simple - donc la plus compliquée - une force d'érosion sociale et morale. Tout est monté en forme non de philosophie (dans le boudoir ou en pleine nature) mais de jeu. Il faut sans doute un beau courage à l'artiste pour oser un tel travail. Il n'illustre pas une thèse. Il fait mieux : le sexe devient autre, son sens est multiplié, non homogène. Se fonde un système poétique particulier. 

 

Jean-Paul Gavard-Perret.

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