Keisai, dessiner l’esprit des formes

Que ce soit des lutteurs de sumo, des acteurs de Nô, des courtisanes ou des pèlerins, le pinceau de Kuwagata Keisai les saisit dans l’instant fugace des gestes et la brièveté des attitudes, à la vitesse de leurs actions, avec une précision et une vérité qui sont la vie même, sans interruption dans ses enchaînements. L’avant et l’après sont unis mais comme en retrait ou supposés enregistrés, le moment retenu est celui-là seul qui témoigne des autres mouvements précédents ou à venir. L’œil et la main de l’auteur de ces dessins ont choisi ce temps déterminé de la séquence, cette courbe de l’évolution entre deux positions, la transition dans l’espace qui déjà s’efface, afin de traduire dans une concision absolue ce point du déplacement du corps ou d’un visage, d’observer au plus juste une mimique, une besogne, un coup porté, le pas du marcheur, l’échange verbal. Concrètement, le danseur qui évolue au son de la flûte, le médecin qui tâte le pouls du patient, les pêcheurs qui poussent leur bateau dans la rivière ou l’embarcation que tirent des bateliers, les jeunes qui jouent au volant, la femme qui arrange un bouquet ou se fait coiffer, l’homme qui en empoigne un autre par derrière, le laqueur qui achève son œuvre, autant de scènes familières, minimes et quotidiennes que l’attention de l’artiste voit, synthétise, résume en peu de traits, fixe dans sa mémoire, donnant à l’éphémère sa pleine valeur, c'est-à-dire une seconde durée.

 

Même chose pour l’envol d’une grue, le saut d’une grenouille, l’ondulation d’une carpe, le cormoran attrapant l’anguille, le faucon qui fond sur sa proie. L’animal se meut devant le spectateur, obéit aux lois de son espèce, en toute aisance. Identique prouesse pour rendre les reliefs d’une colline, le courant d’un fleuve, la profondeur d’un paysage où entre les cèdres se distingue un sanctuaire. L’air circule librement, la lumière passe, l’eau est fluide, les feuilles s’agitent au vent. Un but unique, celui de vouloir toujours réduire à l’essentiel les éléments qui permettent de comprendre l’ampleur des comportements, la beauté d’un décor ou la saveur d’un proverbe. Eliminer d’un côté des éléments et en retenir d’autres, les équilibrer, en assurer la contre-poussée, double démarche afin d’amplifier le détail qui justifie le tout, accroître le côté ténu des choses et permettre ainsi d’en garantir l’authenticité.  

 

Kitao Masayoshi (1764-1824), plus connu quand sa renommée s’amplifie et une fois entré en 1794 au service d’un daimyo - sorte de gouverneur féodal - sous le nom de Kuwagata Keisai, souvent aussi sous celui de Masayoshi Keisai, est un de ces merveilleux illustrateurs et dessinateurs de la génération des maîtres de l’ukiyo-e, contemporain à quelques années près des Hokusai, Koryusai Isoda, Kunimasa Utagawa, Utamaro, Toyokuni Utagawa, ou encore Shun-ei Katsukawa. Mouvement artistique célèbre au Japon, l’ukiyo-e est au sens propre l’« image du monde flottant », un monde qui est celui de l’insouciance, du plaisir de vivre le présent, des charmes des femmes et des beautés de la nature, de la légèreté d’être qui n’exclue pas la culture et la démarche collective. L’estampe qui bénéficie de l’héritage de la gravure sur bois dont l’usage remonte au VIIIème s. se répand partout à l’époque d’Edo (1603-1868). Elle sert à illustrer les livres et les affiches de théâtre, à rendre compte selon quelques codes initialement simples qui avec les siècles, la demande et les talents des artistes se transformeront radicalement, de l’existence populaire, privilégiant la narration réaliste. Passant de la description des faits ordinaires à la recherche d’une beauté plus formelle, son style traduit la vie sociale dans ses déroulements complexes, les relations de pouvoir, le fantastique et l’érotisme, la nature. Plusieurs écoles et périodes, jusqu’à son déclin après un extraordinaire âge d’or, ont été distinguées.    

Si le poème Ukiyo Monogatari écrit par Asai Ryōi, un prêtre bouddhiste du XVIIème s., a été largement diffusé, il reste d’une élégance inégalée et la douceur des mots n’en cache pas moins une profondeur qui est source de méditation universelle et intemporelle:       

Vivre uniquement le moment présent,

 se livrer tout entier à la contemplation

 de la lune, de la neige, de la fleur de cerisier

 et de la feuille d'érable... ne pas se laisser abattre

 par la pauvreté et ne pas la laisser transparaître

 sur son visage, mais dériver comme une calebasse

 sur la rivière, c'est ce qui s'appelle le monde flottant.

 

 

Les six volumes à reliure asiatique que contient ce délicat coffret racontent cette esthétique qui ne cesse de séduire, comme si le minimalisme que les teintes discrètes rehaussent et animent encore davantage avait le pouvoir d’accroître au-delà de la perception première les impressions de miracle suspendu que sont les ryakuga, les dessins abrégés. Tous offrent cette manière de virtuosité cursive, admirée par Rodin. Comme on est parfois ébloui par la dérive « des nuages d’été dans la mesure où en défilant devant nos yeux, ils deviennent de plus en plus étranges », on est fasciné par ces infinités de figures qui sont autant de petits poèmes ciselés, spirituels et si subtilement japonais.  Un livret est joint qui permet de retrouver chaque image, avec des commentaires explicatifs utiles.

 

 

 

Dominique Vergnon

 

 

Matthi Forrer, Keisai, le maître du dessin abrégé, Hazan (collection Beaux-arts), 18,2x26,5 cm, 378 pages, 350 illustrations, décembre 2013, 45 euro.

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