Les comtesses aux pieds nus de Klara Ianova

Les portraits et visages de Klara Ianova offrent au regard de bien étranges égéries. Et si tant d’artistes offrent des autoportraits sublimés l’artiste russe à l’inverse force le trait, grossit les formes, change de couleur de cheveux : la blonde peint des brunes qui ne comptent pas pour des prunes et jouent au besoin du couteau. Dégagée de tout contexte chacune de ses femmes devient une allégorie dérisoire mais saisissante et parfois inquiétante. Certes l’érotisme rode parfois. Une jupe est relevée mais juste ce qu’il faut, pour la commodité plus que pour la séduction. Il n’existe jamais d’offense à la moralité même si le propos de l’artiste n’a rien d’une « prophylaxie ».

 

Les femmes au physique assez constant - sauf certaines ogresses plus terriblement symboliques – sont le plus souvent peintes de manière frontale et en pleine lumière. Ce qui n’empêche pas un voyage dans l’obscur. Montrant presque tout (mais jamais trop)  l’artiste cache ce qu’elles ne disent pas. Surgit de chaque toile une énigme arrogante, drôle, inquiétante.

 

Une femme par exemple boit un café (du moins est sur le point de le faire) mais plus que tout elle regarde le regardeur. C’est une Orphée obèse. On imagine la rencontrer sous un néon de Prisunic mais ce qui ne l’empêche pas d’entretenir certains fantasmes d’autant que – c’est bien connu – les hommes préfères les femmes un peu dodues afin de nicher sur leurs genoux puis de s’envoler en une majuscule vague.

 

Surgit de chaque portrait une force car il n’est pas à craindre que de tels corps basculent. Toutefois  par la (fausse) naïveté que l’artiste met à les peindre surgit sinon une candeur du moins une fragilité. Si bien que l’œuvre échappe au psychologisme de pacotille afin de produire une complexité. L’aspect « naïf » d’une telle peinture ne ramène donc en rien à la nostalgie du temps passé. L’aspect primitif une autre magie, une poésie particulière aussi brute que compliquée qui transforme Klara Ianova en primitive du futur.

 

L’artiste par ses portraits en déséquilibre compensé - aux  apparences parfois de statues nègres ou de rappels ironiques du réalisme soviétique – invente le plus souvent une connivence plus immédiate. On imagine de telles femmes dans des quartiers populaires et dans des appartements au luxe sommaire  en haut d’immeubles où miaulent d’impossibles chats.

 

De chaque pose surgit toujours un doute un mystère. Exit l’émanation de voluptés ou de douleurs mécaniques. D’autant que le cadre dans lequel l’artiste les insère devient une prison d’espace et de temps compté. Les femmes sont  probablement des écorchées. Mais elles n’ont pas le mauvais goût de faire dans le lamento. Même si toute effraction laisse une trace qu’elles tentent de colmater, elles gardent pour elle tout le poids de leur vie dans ce que seul les idiots prendraient pour de la passivité.

 

En conséquence lorsque le rire (rarement) zèbre un visage le portrait ne cultive jamais de béatitude. La vie est là dans sa dureté, son épaisseur. Le portrait entre narration la plus simple et mythologie suffit à le suggérer. Et si de telles femmes ont souvent la tranquillité des statues n’est-ce pas tout compte fait parce qu’elles ont appris à supporter l’existence ?

 

C’est pourquoi sans doute le regard est fasciné devant de telles comtesses aux pieds nus. Elles gravent l’imaginaire autant qu’elles le ravaudent. Les  cyniques mimes de l’amour, les marins d’eau douce, les hidalgos racés dont le cœur douteux qui firent battre celui de telles femmes en prennent implicitement pour leur grade.

 

Surgit le plus beau des odes à la féminité. Le chant visuel se moque des anorexies à la mode fabriquée par et pour les hommes. La femme est enfin incarnée, bien en chair. Elle est lunaire, muette mais habitée : le poids du destin qui repose sur elle se fait - dans la densité de leur chair – plus léger et pacifié. Preuve que Klara Ianova peint pour que la vie soit même s’il faut parfois attendre pour espérer un voyage jusqu’au bout de la nuit.

 

Jean-Paul Gavard-Perret

 

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