« Qui aimes-tu
le mieux, homme énigmatique », demande Baudelaire dans Le Spleen de Paris, « Eh! Qu’aimes-tu
donc, extraordinaire étranger? ».
L’art d’Aurore
Lanteri reflète précisément cette agonie du poète sur l’énigme de l’existence
humaine, sur l’étrangeté de son identité. Or, l’œuvre purement anthropocentrique de l’artiste, soit
picturale soit sculpturale, semble être axée autour de cette inquiétude
existentielle baudelairienne. L’homme y surgit de manière étrange, comme une figure
bien figée et immobile, mais pour autant assez vague et fluide, pour que le
spectateur puisse y concrétiser un mouvement implicite. Des enfants, des bébés,
des femmes, des athlètes peuplent l’univers artistique, qui même si grâce à
leurs grimaces, leurs sourires, leurs poses ou leurs regards, il met en scène
une complicité apparemment familière, il crée en même temps un mystère indissoluble
autour d’eux. Comme s’il y a toujours un secret inaccessible, une mélancolie
latente, bien cachée en dessous des
gestes, des postures et des visages si expressifs en première vue. Comme si l’identité
de ces figures plongeantes dans un silence éloquent est toujours en question.
En quoi consiste
donc cette identité au-delà des apparences conventionnelles, qui échappe à
l’homme et qui le rend un inconnu, un étranger? Qu’est-ce qu’il y a de si
important et grandiose dans le monde, qui fait briser les contraintes de la vie
quotidienne et troublante, qui l’éloigne de l’anonymat de la foule, qui
fonctionne comme la clé magique qui ouvre la porte d’un paradis perdu depuis
longtemps? La parole poétique y est très explicative. C’est le désir qui
illumine le combat personnel, c’est l’amour qui définit sa vision du monde. Le
poète insiste en interrogeant l’homme qu’aime-t-il le mieux : c’est
« ton père… ta mère… ta sœur ou ton frère… ou tes amis… la patrie… la
beauté… l’or? ». Et la réponse est tout à fait inattendue : « J’aime
les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages », dit-il.
Chassé, presque
exilé d’une réalité brute qui le hante, l’homme cherche son abri ailleurs, dans
la fantasmagorie chaleureuse du rêve. Et c’est dans cette tonalité que les
figures d’Aurore Lanteri, fidèles à cette envie intérieure et ardente, ont
constamment le regard figé vers l’horizon, cherchant en agonie l’ouverture vers
le ciel. Loin de toute convention terrestre, de toute frustration, de tout
sentiment de désespoir et de vanité, ce pays onirique, mais fort accueillant,
devient leur asile, leur patrie intime.
L’inquiétante étrangeté du moi éphémère qui le tourmente y est bien rassurée,
même évanouie. Dans cette ambiance du songe où l’espoir du bonheur éternel
règne, son identité personnelle change immédiatement … son faux statut d’individu,
d’homme-étranger appartenant à un groupe, à une famille, à une société, s’abolit
miraculeusement. Dans ces lieux charmants où le cœur s’apaise en voltigeant, dans
ces jardins paradisiaques de l’imaginaire où l’esprit se nourrit, il est simplement
un homme-rêveur. Il est c’est-à-dire un homme libre.
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