Début d’année faste pour
les amateurs de jazz. Les sorties de disques foisonnent, de tous genres, de
tous styles. Pas question d’en passer en revue l’intégralité, la capacité
d’accueil du Salon littéraire n’y
survivrait pas. On se contentera donc d’en citer quelques-uns, en ouvrant au
maximum le panel afin que chacun y puisse trouver son compte.
Commençons par deux de ces
rééditions dont Frémeaux & Associés se sont fait une spécialité. Toutes témoignent
de la complémentarité et, pour tout dire, de l’excellence d’un tandem qui a
fait ses preuves, celui d’Alain Gerber et d’Alain Tercinet. Leurs livrets sont
des modèles d’exactitude et de brio, souvent imités, jamais égalés. Il convient
ici de rendre hommage à ces spécialistes qui n’ont pas leurs pareils pour
extraire de l’œuvre d’un musicien la quintessence.
En l’occurrence, celle de
Dexter Gordon (1) qui, entre New York, Englewood Cliffs et Hollywood,
enregistra, de 1945 à 1962, quelques pépites dont, avec son collègue
saxophoniste Wardell Gray, The Chase,
qui contribua largement à son renom. On le retrouve au fil des plages en
brillante compagnie, celle de Bud Powell ou de Herbie Hancock, de Dodo
Marmarosa, de Jimmy Rowles, de Lou Levy, pour s’en tenir aux seuls pianistes.
Son style, marqué à l’origine par celui de Lester Young, s’en est tôt émancipé
sous l’influence de Parker et il devint le « père » du ténor bop,
celui qui a marqué des générations de musiciens. A juste titre, si l’on s’en
réfère aux pièces de référence contenues dans cette anthologie.
Autre musicien qui a
marqué l’histoire du jazz, Elvin Jones (2). L’album qui lui est consacré et qui
bénéficie du concours des deux mêmes commentateurs couvre les années 1956-1962,
soit une période féconde au cours de laquelle le batteur brille aux côtés du
ténor belge Bobby Jaspar, des pianistes Tommy Flanagan, et Barry Harris, de
John Coltrane, dans le grand orchestre de Gil Evans, puis associé à McCoy Tyner
et Jimmy Garrison au sein d’une section rythmique devenue historique (la
version d’Impressions de Coltrane démontre
ici sa valeur). On le retrouve, en 1962, à la tête de son propre sextette où
figurent aussi ses deux frères, Thad le trompettiste, et Hank le pianiste. Il
ressort de ce tour d’horizon que ce musicien « hors normes »
(l’expression, pour une fois, prend tout son sens) n’a jamais, quel que soit le
contexte, abdiqué la personnalité
fougueuse qui a fait de lui le maître
incontesté de la polyrythmie. « Un
magicien fou, écrit Alain Gerber, qui
avait réussi à saper les murs de soutènement sans que la maison s’écroule ».
Pour en venir aux
réalisations actuelles, citons d’abord l’album « For Maxim. A jazz love
Story » que Julie Saury (3) consacre à son père. Le titre en exprime
la teneur : un témoignage d’amour et de reconnaissance. Un hommage au
clarinettiste qui œuvra, à la tête de son New Orleans Sound, et durant une
carrière de quelque soixante ans, à faire connaître en France et dans le monde le
jazz traditionnel. Rien d’étonnant, donc, si les grands standards, Saint-Louis Blues, Sweet Georgia Brown et autres Indiana,
Basin Street Blues et même Petite Fleur soient ici au programme.
Mais – et en cela le disque est profondément original – il ne s’agit nullement
de reprises à l’identique. Bien plutôt de véritables créations à partir d’un
matériau qui s’en trouve entièrement renouvelé, voire transcendé.
Julie Saury maîtrise une
technique de batterie et une capacité d’adaptation qui lui permettent
d’exceller dans tous les styles, comme en témoignent ses collaborations avec,
notamment, Rhoda Scott ou Laurent Mignard. Sa complicité avec Philippe Milanta
(piano) et Bruno Rousselet (basse) offre à Aurélie Tropez (clarinette), Fred
Couderc (saxes) et Shannon Barnett (trombone et chant), tous solistes éminents,
un tremplin idéal pour des improvisations souvent passionnantes. D’autant que
les arrangements bousculent avec bonheur les codes, jugés parfois désuets, d’un
jazz primitif, pour repeindre aux
couleurs contemporaines des thèmes qui en sortent transfigurés. Un bel exemple
de la pérennité du jazz. Et une parfaite réussite.
De cette pérennité, le
saxophoniste alto Dmitry Baevsky (4) offre un bel exemple. Disciple inspiré de
Charlie Parker, il renouvelle, grâce à son lyrisme, le langage du bop, lui
insuffle une vigueur nouvelle, se l’approprie pour en faire son idiome
personnel. Un son puissant, une connaissance harmonique étendue, une
imagination mélodique qui semble inépuisable, tout concourt à faire de ce
musicien, né en Russie et vivant aux Etats-Unis où il a fait de solides études,
une des révélations les plus originales de ces dernières années. Du reste, la
reconnaissance au niveau international lui est unanimement acquise et il a déjà eu l’occasion de jouer et
d’enregistrer avec tout ce qu la scène newyorkaise compte de vedettes.
Pour son sixième album
sous son nom, « The Day After », il est entouré du pianiste Jeb
Patton, du bassiste David Wong et du batteur Joe Strasser. Des partenaires
stimulants qu’il connaît bien, et un quartette homogène interprétant un
répertoire composé, pour une large moitié, de compositions originales du
saxophoniste. Parmi elles, des mélodies au rythme varié concourant à la
diversité d’un disque captivant de bout en bout.
Enfin, un album au titre
explicite, « Passerelle », signé Philippe Duchemin (5). Le propos du
pianiste, jeter un pont entre musique de jazz et musique classique, abolir
ainsi la frontière artificielle entre deux mondes qui ne sont pas si
hétérogènes qu’il n’y paraît, relève d’une tentative maintes fois esquissée, parfois
plus ou moins aboutie. Ce cross over tel
que l’ont popularisé chez nous des musiciens comme Claude Bolling ou Jacques
Loussier comporte assurément maintes embûches, à commencer par celle qui
consiste à indisposer les puristes de l’une ou l’autre rive. Mais ses
productions peuvent se révéler des plus séduisantes lorsque le mariage est
réussi.
C’est le cas ici. D’abord
parce que Philippe Duchemin est un pianiste accompli, nourri des exemples d’illustres
précurseurs, les Fats Waller, Erroll Garner, Oscar Peterson, doublé d’un parfait
connaisseur de la musique classique et auteur d’arrangements aussi subtils
qu’efficaces. Ensuite parce qu’il a su s’entourer de musiciens aptes à servir
son projet : côté jazz, les frères
Le Van, Christophe, basse, et Philippe, batterie ; côté classique,
l’excellent Quatuor du Maine. Quant au répertoire, il emprunte aussi bien à Ray
Ventura, Michel Petrucciani ou Duchemin lui-même qu’à Jean Sébastien Bach,
Beethoven ou César Franck. Résultat, une musique, à la fois brillante et
légère, qui se prête parfaitement au
swing. Bien mieux qu’un patchwork, une véritable osmose (le terme
« fusion » est par trop galvaudé). Propre à convaincre les plus
réticents – ou les plus sceptiques – de l’intérêt d’une telle démarche.
Jacques Aboucaya
1 – Dexter Gordon
« The Quintessence 1945-1962 » (coffret de 2 CD). Frémeaux &
Associés / Socadisc.
2 – Elvin Jones « The
Quintessence 1956-1962 » (coffret de 2 CD). Frémeaux & Associés /
Socadisc.
3 – Julie Saury « For Maxim. A Jazz Love Story ». Black And
Blue / Socadisc.
4 – Dmitry Baevsky « The Day After ». Jazz Family / Socadisc.
5 – Philippe Duchemin
« Passerelle ». Black And Blue / Socadisc.
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