Jazz. De la Huchette à l’Olympia, une plongée dans le passé

Qui ne connaît le Caveau de la Huchette, à Paris ? C’est, depuis 1948, un temple  du jazz traditionnel et classique. Sans doute la dernière en activité des caves de  ce Saint-Germain-des-Prés entré dans la légende. Musiciens français et étrangers, notamment tous les grands de passage ou fixés dans la Capitale, se sont succédé sous ces voûtes chargées d’histoire. Tour à tour rendez-vous des Templiers au XIVe siècle, tribunal, prison et lieu d’exécution durant la Révolution,  ce qui est aujourd’hui le numéro 5 de la rue de la Huchette a vu  défiler les Cordeliers et les Montagnards, les Danton, Marat, Saint-Just et Robespierre, tous ceux qui ont laissé leur trace, parfois sanglante, dans cette période troublée. Devenu bal musette dans les années 30 avant d’être exclusivement dédié au jazz, le Caveau reste un de ces lieux irremplaçables que la « civilisation » contemporaine n’est pas parvenue à éradiquer et qui font le charme de Paris. En témoigne le film « La La Land », tourné en 2016 par Damien Chazelle et récompensé par plusieurs Oscars.

Ces précisions historiques figurent dans le livret fort bien documenté que signe Jean-Michel Proust pour le coffret « L’Anthologie du Caveau de la Huchette » (1). Trois disques couvrant la période 1965-2017. Ils permettent de mesurer la diversité et la qualité des musiciens qui s’y produisirent et le travail accompli notamment par l’excellent vibraphoniste Dany Doritz, maître des lieux depuis 1970 et que l’on retrouve ici dans nombre de plages. Egrener des noms prestigieux équivaudrait à parcourir le Gotha du Jazz. Pour s’en tenir aux seuls Américains, de Lionel Hampton à Memphis Slim en passant par Bill Coleman Milt Buckner, Wild Bill Davis, Cat Anderson, Bob Wilber, les batteurs Kenny Clarke, Sam Woodyard et autres Butch Miles, tous et bien d’autres ont fait résonner ces murs de pierre, propulsé les couples de danseurs au rythme du swing et du boogie woogie – car on danse, au Caveau de la Huchette. C’est même une particularité du lieu. Et l’on n’aurait garde d’oublier les Français. Outre Dany Doritz, les Maxim Saury, Claude Luter, Marc Laferrière, Sacha Distel, les pianistes Georges Arvanitas et Jean-Paul Amouroux, Michel Pastre, toutes générations confondues et pour n’en citer que quelques-uns, la crème du jazz traditionnel et du swing.

Cette passionnante anthologie présente plusieurs mérites. D’abord, celui de rappeler de bons souvenirs aux amateurs, et ils sont nombreux, qui persistent à considérer la période comme celle de l’apogée d’un jazz qui faisait encore bon ménage  avec la danse et restait fidèle à ses vertus cardinales. Quitte à raviver une nostalgie bien compréhensible. Ensuite, de rappeler, ou même de révéler, aux jeunes générations que le jazz n’a pas pris naissance à l’époque de la fusion, mais que ses fruits actuels sont le résultat d’une longue maturation. Elle  a duré des décennies. Les jeunes générations en question l’ignorent souvent et l’écoute de cet album bigarré sera peut-être pour elle l’occasion d’une révélation.

Pour sa part, Oscar Peterson a souvent fait escale à Paris, et toujours avec un succès digne de son talent. La série « Live in Paris » s’enrichit d’un coffret regroupant des extraits de ses prestations à l’Olympia  entre 1957 et 1962. Un lustre durant lequel le pianiste canadien, au faîte de son art, dirige un des meilleurs, sinon le meilleur groupe de toute sa carrière. Ray Brown (contrebasse), Herb Ellis (guitare) et Ed Thigpen (batterie) lui prêtent main forte, la formule canonique du trio oscillant entre l’usage de la guitare et celle de la batterie.

Difficile d’affirmer une préférence. Sans doute Herb Ellis, brillant improvisateur, apporte-t- il sa voix particulière. Quant à  Ed Thigpen, si sa présence accentue incontestablement l’aspect rythmique, il est assez subtil pour que son jeu n’alourdisse en rien le groupe, mais lui fournisse une assise aussi solide que discrète. Quant à la cohésion de l’ensemble, perceptible dès le premier disque et qui va croissant tout du long, elle témoigne d’une complicité, voire d’une osmose entre des musiciens qui partagent la même esthétique, celle du swing que le bop a marqué de son empreinte sans en dénaturer l’esprit. Le trio fonctionne avec une parfaite régularité sans que nul, et pas plus le leader que ses partenaires, ne tire la couverture à  soi.

Qu’ajouter aux  dithyrambes adressés, au fil des années, à Oscar Peterson lui-même ? Tout a été écrit sur sa virtuosité, sa faculté d’improviser des phrases étourdissantes, le talent harmonique qui lui permet d’utiliser la plénitude de son instrument, son swing, enfin, omniprésent, qui lui est une sorte de signature. Autant de qualités qui se manifestent sur un répertoire de standards tirés pour l’essentiel du Great American Songbook. Mais Benny Golson (I Remember Clifford, Whisper Not) y est aussi à l’honneur, et aussi Ray Bryant dont le Cubano Chant est repris dans plusieurs concerts. Sans oublier, en 1962, des  thèmes extraits de « West Side Story », alors en pleine actualité, puisque la comédie musicale de Leonard Bernstein vient juste de sortir en France. Cette exhumation de concerts alors organisés par Daniel Filipacchi, Norman Granz et Frank Ténot est on ne peut mieux venue. Elle plonge l’auditeur dans un passé fécond, foisonnant, dont tous les amateurs peuvent faire leur miel.

Jacques Aboucaya

1 « L’anthologie Caveau de la Huchette 1965-2017 ». Coffret de 3 CD.

2 – « The Oscar Peterson Trio 1957-1962 ». Coffret de 3 CD, collection Live in Paris.

Les deux chez Frémeaux & Associés, distrib. Socadisc

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