Elvin Jones, Billie Holiday, Ben Webster : Trois "Quintessences" à savourer

L’Académie Charles Cros vient de rendre un hommage mérité à Alain Tercinet en lui décernant, à titre posthume, un Grand Prix pour l’ensemble de son œuvre. Disparu au début de l’été, ce dernier constituait, avec Alain Gerber, un tandem comme la critique de jazz n’en a jamais connu d’équivalent. Unique, pour tout dire, quelle que soit l’époque considérée. Complémentaire, dans la mesure où, si la passion du jazz, la compétence et l’érudition étaient leur commun apanage, un judicieux partage des tâches permettait à chacun d’apporter un éclairage particulier sur le musicien, l’œuvre ou l’époque considérés. A Tercinet les détails historiques, l’étude quasi clinique, la précision chirurgicale. A son complice, les vastes perspectives, la perspicacité psychologique, la vision aiguë d’un philosophe doublé d’un portraitiste. Doté, de surcroît, d’un style incomparable.

Ce duo singulier est pour beaucoup dans le succès remporté par la collection « The Quintessence », chez Frémeaux & Associés. Une série de coffrets anthologiques dirigée de longue date par Alain Gerber, et dont j’ai souvent souligné ici la qualité et l’intérêt. Chacun des livrets accompagnant les enregistrements sélectionnés constitue à lui seul un précieux document. C’est encore le cas des dernières productions dont Tercinet n’aura pas vu l’aboutissement et qui sont dignes des précédentes.

Ainsi la compilation consacrée à un batteur qui a marqué l’histoire du jazz, Elvin Jones (1). On retient surtout de lui qu’il fut, dans les années 60, membre à part entière du fameux quartette de John Coltrane. Ce partenariat peut être considéré à bon droit comme l’apogée de sa carrière, mais on ne saurait passer sous silence d’autres participations tout aussi intéressantes en ce qu’elles lui permirent de développer son style personnel, cette polyrythmie foisonnante qui fut sa marque propre et suscita maintes imitations.

Entre 1956 et 1962, il la mit au service de Coltrane dont est reproduit ici le célèbre Impressions de novembre 61, avec Eric Dolphy. Il fut aussi membre de formations dirigées par des musiciens aussi différents que Bobby Jaspar ou Tommy Flanagan, Pepper Adams, Barry Harris ou Freddie Hubbard. Sans compter son propre sextette ou le trio de McCoy Tyner, son partenaire habituel chez Coltrane. A noter aussi La Nevada où son accompagnement fait merveille derrière le big band de Gil Evans. Le panorama ici proposé fournit un bel échantillon de son talent. Celui d’un « énergumène (qui) réfléchit plus vite encore qu’il ne frappe et résout les équations les plus complexes par des fulgurances », comme l’écrit Alain Gerber. Orfèvre en la matière, doit-on le préciser…

À coup sûr, Billie Holiday est plus connue du grand public qu’Elvin Jones. Le coffret qui lui est consacré, le troisième en l’occurrence (2), est sous-titré « New York - Los Angeles - Boston » et couvre les années 1947-1959. Période dramatique, voire tragique. Ultime parcours parsemé d’obstacles de tous ordres, de déchéances jalonnées de brèves rémissions, de rechutes et d’humiliations cuisantes. On ne reviendra pas sur la vie sentimentale tumultueuse, sur les excès de tous ordres qui transforment peu à peu en épave l’interprète inoubliable de Strange Fruit. Pour s’en tenir à la voix, elle-même altérée au point qu’on a peine à reconnaître la Billie triomphante de la jeunesse et de la maturité, elle conserve toutefois cet étrange pouvoir de séduction qui la rend unique. Peut-être même, malgré ses imperfections ou à cause d’elles, a-t-elle conservé le caractère poignant caractéristique de celle que Lester Young avait baptisée Lady Day.

Ce troisième volume contient nombre de morceaux devenus des classiques associés à son nom, de Crazy He Calls Me (1949) à What A Little Moonlight Can Do (1954), de What’s New (1955), à Fine And Mellow (1957), jusqu’aux pathétiques enregistrements de la fin, You’ve Changed (1958), au titre parlant et, enregistré quelques mois avant sa mort, When It’s Sleepy Time Down South, aussi prémonitoire que métaphorique. Un coffret chargé d’émotion du premier au dernier titre. Indispensable, non qu’il soit tout à fait représentatif du talent de la chanteuse (les deux premiers volumes sont, à cet égard, plus éloquents et significatifs), mais parce qu’il permet de suivre le déclin progressif d’une artiste exceptionnelle.

Moins notoire – ou, plutôt, moins fréquemment cité comme référence que Coleman Hawkins et Lester Youg – Ben Webster mérite pourtant de trôner à leur côté dans le Panthéon des saxophonistes ténor. Il avait tout : le son, plein et moelleux, le swing, aisé, un don incomparable de mélodiste dont témoigne son interprétation des ballades, une musicalité constante et la faculté de construire des improvisations à l’architecture sans faille.

Toutes ces qualités, les saxophonistes s’en sont inspirés au fil des ans, quel que soit leur style, bien au-delà de la seule période swing. Elles éclatent littéralement dans ce coffret (3) où Webster côtoie des partenaires aussi illustres que divers, de Duke Ellington, dont il fut l’un des solistes vedettes, à Benny Carter, Art Tatum, Gerry Mulligan ou Oscar Peterson, entre autres. Avec le quartette de ce dernier, il se livre, sur Blues For Yolande (octobre 1957) à une joute brillante avec Coleman Hawkins. Et l’on n’aura garde d’oublier les plages dans lesquelles, au sein d’un All-Stars prestigieux ou à la tête de son propre orchestre, il enregistra ces petits chefs-d’œuvre que sont Jive At Six du trompettiste Harry Edison, ou encore Lula (1962). Dans ce dernier titre, sont réunis, à l’enseigne de « Benny, Ben et Barney », trois solistes émérites, Benny Carter (sax alto), Ben Webster (sax ténor) et Barney Bigard (clarinette).

Difficile, en réalité, d’établir une hiérarchie entre les morceaux qui composent cette anthologie. Tous retiennent l’attention, pour une raison ou une autre. Tous rendent justice à un musicien d’envergure dont la place, éminente, dans l’histoire du jazz, vaut d’être saluée comme il convient.

Jacques Aboucaya

1 – Elvin Jones. New York City – Stockholm 1956-1962.

2 – Billie Holiday. New York – Los Angeles – Boston 1947-1959.

3 – Ben Webster. New York – Los Angeles 1940-1962.

Coffrets de 2 CD, copieux livret bilingue français-anglais d’Alain Gerber et Alain Tercinet. Frémeaux & Associés, dist. Socadisc.

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