Sébastien Troendlé, Ramona Horvath, Watchdog : le piano dans tous ses états

Depuis Jelly Roll Morton et les pionniers, le piano a toujours occupé dans le jazz une place importante. Outre qu’il est un instrument assez complet pour se suffire à lui-même, les pianistes, qu’ils soient solistes ou partenaires d’autres instrumentistes ou vocalistes, ont jalonné, au fil des périodes et des styles, l’histoire de cette musique. Certains – Earl Hines, Thelonious Monk, Bill Evans, McCoy Tyner, par exemple – en ont infléchi le cours. De même, la formule piano-contrebasse-batterie est devenue, en quelque sorte, canonique. Elle séduit toujours, même si l’avènement des claviers électroniques en a quelque peu modifié la substance.

Dans la première moitié du vingtième siècle, des musiciens tels les Chicagoans Jimmy Yancey et Clarence Pinetop Smith créèrent et popularisèrent un style particulier, le boogie-woogie. Une manière de jouer le blues au piano qui fit florès et fut reprise ensuite pas d’autres instrumentistes. Le boogie-woogie demeure intact, se prête particulièrement à l’interprétation en solo et compte encore de nombreux spécialistes.

L’un des plus remarquables est, à l’heure actuelle, Sébastien Troendlé. Servi par une technique irréprochable, ce pianiste et compositeur perpétue la tradition du ragtime et du boogie originels sans toutefois se livrer à une copie servile des grands ancêtres. Sa virtuosité et son swing, alliés à un sens aigu de l’improvisation, lui permettent de donner, en quelque sorte, une âme à ce qui pourrait passer pour un exercice purement mécanique. En témoigne sa dernière réalisation, « Boogies On The Ball » (1), où il fait preuve d’un enthousiasme tout à fait réjouissant. Ses quatorze compositions peignent aux couleurs les plus chatoyantes une musique véritablement intemporelle. On se rend compte à la première écoute qu’elle a conservé, sous ses doigts, toute sa fraîcheur.

Il y a mieux : sa passion pour cette forme musicale est si intense qu’il use d’autres moyens que le disque pour la faire connaître et la propager. Sans parler de ses concerts en Europe et aux Etats-Unis qui l’ont conduit, en 2016, jusqu’au Scott Joplin Festival de Sedala (Missouri), il est l’auteur d’une méthode publiée l’an dernier aux Editions Henri Lemoine. Par ailleurs, son spectacle, Rag’n’Boogie, connaît un réel succès. Au point qu’une version destinée à sensibiliser les jeunes enfants et les moins jeunes sera bientôt présentée à travers la France, dans le cadre des tournées organisées par les Jeunesses Musicales de France. Sans parler d’un livre illustré, intitulé « Rag et Boogie », à paraître en mars 2018 aux Editions des Rêveurs. Une telle activité au service d’un genre devenu quasiment universel méritait d’être signalée.

La pianiste Ramona Horvath vient de Roumanie où elle a appris le jazz et fait ses classes de concertiste. Loin de se cantonner à un style particulier, elle déploie, tant dans ses compositions personnelles que dans les standards (Ellington et Strayhorn, comme le suggère le titre de son album, « Lotus Blossom » (2), mais aussi Jerome Kern, Irving Berlin ou Cole Porter), un large éventail de mélodies propres à mettre en valeur l’éclectisme de ses goûts. Ceux-ci la portent vers un classicisme de bon aloi, sans exclusive. Chacune de ses interprétations atteste de sa culture musicale et d’une technique lui permettant de surmonter, avec une aisance stupéfiante, obstacles et difficultés liés à la mélodie et à l’harmonie. Sans oublier un swing que l’on pourrait dire naturel, tant il semble couler de source.

D’excellents musiciens l’accompagnent dans une entreprise qui fait se succéder duo, trio et quartette. Le contrebassiste Nicolas Rageau, présent dans le disque précédent de Ramona Horvath « XS Bird » (Black & Blue, 2015), y fait preuve de son talent d’accompagnateur et de compositeur (Micutul Valse). D’autres valeurs sûres viennent apporter leur concours à la pianiste, le batteur Philippe Soirat, sobre et efficace, et le saxophoniste ténor André Villéger, plus impérial que jamais. Son interprétation de All The Things You Are justifierait à elle seule l’acquisition de cet album. Il y fait preuve d’une imagination et d’un feeling qui en font un des solistes les plus captivants de l’heure. On le savait déjà, certes, et depuis des lustres. Mais cet environnement qui lui convient manifestement en apporte la confirmation éclatante.

Autre musicienne qui cultive aussi, outre le piano, le chant et la pratique d’instruments électroniques (Fender Rhodes, Moog), Anne Quiller. En duo avec Pierre Horckmans (clarinette basse, alto et effets divers), elle propose, à l’enseigne de Watchdog, une plongée dan un univers insolite, résolument postmoderne. Assurément, le terme de jazz serait impropre à définir la musique de leur second album, « Can Of Worms » (3), sauf à l’assortir d’une épithète, expérimental, voire free – mais ce dernier qualificatif, trop connoté, ne rendrait qu’imparfaitement compte d’une musique qui se défie de toute norme et de toute convention.

Un premier disque, « You’re Welcome » (Pince-Oreilles, 2015), louangé par la presse spécialisée, a valu au duo une sélection comme « Lauréat Jazz Migration 2016-2017 », l’un des dispositifs de soutien à l’émergence de projets artistiques novateurs. Un tel adoubement a de quoi impressionner… et dissuader le commentateur d’émettre le moindre doute sur sa pertinence. Bornons-nous à constater que ce second enregistrement juxtapose les climats, que ses auteurs usent, dans leurs compositions originales, du contraste aussi bien que de la réitération, et que l’oreille est parfois, mais fugitivement, accrochée par un fragment de belle mélodie. Est-ce suffisant pour susciter l’enthousiasme ? À chacun d’en juger…

Jacques Aboucaya

1 – Sébastien Troendlé, « Boogie On The Ball », Frémeaux & Associés / Socadisc.

2 – Ramona Horvath, « Lotus Blossom », Black & Blue / Socadisc.

3 – Watchdog « Can Of Worms », Pince-Oreille / Inouïe.

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