Christian Kitzinger, Daniel Chauvet, Evan Parker. Lire le jazz

Il y a juste vingt ans, le 11 juillet 1988, Guy Lafitte s’envolait pour le paradis des jazzmen. Il allait y retrouver ses maîtres, Coleman Hawkins, Big Bill Broonzy, Mezz Mezzrow. Ses amis, Bill Coleman, Michel Laverdure. Bien d’autres encore, musiciens ou amateurs, car Guy comptait beaucoup d’amis et autant d’admirateurs. Et il avait joué aux côtés de nombre de musiciens français et étrangers. Sans doute est-il inutile de rappeler qu’il fut, en son temps, un des plus grands saxophonistes ténor que notre pays ait jamais comptés. L’égal des maîtres américains auxquels il tenait la dragée haute. En témoignent nombre d’enregistrements réalisés, dans les années 70, pour le label Black & Blue. J’ai évoqué ici même ces pépites qui replongent l’auditeur en un temps où le jazz n’avait pas encore rompu toutes les amarres et conservait encore la saveur héritée de ses origines.

Il serait erroné, et même optimiste, de dire que la commémoration de ce départ a été célébrée à petit bruit : elle n’a, en réalité, donné lieu à aucune évocation. Aucune manifestation particulière. La presse spécialisée elle-même est restée silencieuse. Pas la moindre brève pour rappeler le rôle important joué par Guy dans la propagation chez nous de la musique dont il était pourtant un ardent serviteur. Pas de quoi être surpris. Quand le cap est résolument mis sur le futur, quand on se pâme devant le moindre balbutiement de prétendus génies en herbe, il ne reste ni temps, ni place pour se pencher, fût-ce brièvement, sur le passé. Ainsi va le monde. Heureusement, le souvenir de l’homme et du musicien reste vivant au cœur de ceux qui l’ont côtoyé, de près ou de loin. 

C’est l’occasion de signaler l’ouvrage que lui a consacré dans la collection « Jazz sur scène » Christian Kitzinger, dit Kitz. Un photographe qui a passé une bonne partie de sa vie, depuis 1975, à hanter clubs et festivals pour saisir, avec son objectif, les moments d’exception où les musiciens ne font qu’un avec leur musique. Se livrent sans retenue, sans contrôle, corps et âme. Encore faut-il que l’opérateur sache saisir le moment propice. C’est le cas, s’agissant d’un artiste (car la photographie est un art à part entière) particulièrement sensible au jazz et à ceux qui le font.

Ce Guy Lafitte (1) offre donc une galerie de portraits réalisés au fil des années, en divers lieux et diverses circonstances, dans les clubs, les festivals, en studio, voire en petit comité. Cette riche iconographie justifierait à elle seule la valeur et l’intérêt de cet ouvrage. Mais il propose aussi un témoignage d’une autre sorte, et tout aussi important : la transcription d’une discussion-interview enregistrée « after hours » au Café des Allées, un club toulousain, le 27 février 1987. Outre Guy lui-même, les protagonistes en sont Kitz, Michel Laverdure et les musiciens Paul Chéron, Jacques Ronga et Jean-Michel Pilc. Lafitte y apparaît tel qu’en lui-même. Chaleureux, passionné. Prompt à défendre bec et ongles sa conception du jazz, son opinion sur le jeu ou la technique de tel ou tel. A engager avec Laverdure une de ces joutes verbales dont ils avaient le secret. Il n’en sortait ni vainqueur, ni vaincu, mais chacun se livrait comme si sa vie en dépendait. Conversation pleine de sève et de passion, d’éclats, d’invectives tenant parfois lieu d’arguments. Un jeu dont chacun acceptait les règles implicites et qui se terminait toujours par des manifestations d’amitié.

Seul l’accent inimitable de ce natif du Sud-Ouest manquerait pour apprécier pleinement ces échanges. Or, cerise sur le gâteau, un DVD de plus de sept minutes est joint à cet album. Il contient, outre des images, une bande sonore permettant d’apprécier la musique et les propos de Guy Lafitte. Ainsi est restitué dans toute sa vérité un homme dont le moins que l’on en puisse dire est que son talent et sa verve demeurent, après quatre lustres, toujours aussi attachants.

Commémoration d’une autre sorte, mais tout aussi révélatrice d’une époque et de son évolution, Nice Jazz. Histoire d’un festival (2). Ici encore, ce qu’il est convenu d’appeler un « beau livre » : maquette soignée, riche iconographie, textes éclairants dont on ne saurait trop louer la pertinence.

La chronologie est ici de rigueur. Inauguré en 1948, ce festival, qui s’enorgueillit à juste titre d’avoir été la première manifestation du genre en France, a connu par la suite des interruptions et maints avatars, renaissant plusieurs fois de ses cendres sous des appellations différentes, Grande Parade du Jazz ou Nice Jazz Festival, son identité actuelle. Changements de noms, changements de cadre, de l’Opéra de Nice au Jardin Albert Ier, en passant par les arènes et les jardins de Cimiez. Dans le cœur et la mémoire des aficionados, Cimiez lui reste indissolublement lié. C’est qu’il a vu défiler, au cours des ans, tout ce que le jazz a compté de grands noms, des pionniers aux défricheurs de nouveaux territoires. En dresser la liste équivaudrait à égrener le Gotha du jazz. Du reste, la somptueuse iconographie rassemblée dans cet album, les commentaires qui l’accompagnent, constituent le plus éloquent des témoignages.

Impossible de citer tous les noms des collaborateurs de cette rétrospective, photographes, écrivains ou journalistes. Mention doit toutefois être faite de celui qui en a été le maître d’œuvre et le principal rédacteur, Daniel Chauvet. Un homme qui connaît mieux que quiconque le jazz, qu’il pratique lui-même comme contrebassiste, et son ancrage régional, puisqu’il réside à Nice depuis des années et a fréquenté assidument les éditions successives de festival (à l’exception, sans doute, de la première, tant il est malaisé d’apprécier la musique quand on n’est pas encore au biberon...).  Les textes, concis, précis, de ce collaborateur régulier de la revue Jazz Hot apportent aux images un contrepoint opportun. Ainsi cet ouvrage offre-t-il un digne pendant à la célébration limougeaude de Jean-Marie Masse, dont j’ai parlé ici-même il y a peu.

Le nom d’Evan Parker est familier à ceux qui s’intéressent au jazz et à son histoire. Ce saxophoniste anglais prit en effet une part active, dans les années 70, à l’essor et au développement en Europe du free jazz et de son extension, la musique improvisée, qu’il pratiqua notamment avec le guitariste Derek Bailey. Il se fit remarquer dès 1966 au sein du Spontaneous Music Ensemble du batteur et trompettiste John Stevens avant de devenir un représentant éminent de cette forme de musique qui prétendait s’affranchir des contraintes pour laisser toute sa place à l’improvisation libre. Il en fut un théoricien parmi les plus éminents.

Un petit livre, De motu (3) vient en apporter la preuve. Il s’agit d’une causerie, ou plutôt d’une conférence prononcée en mai 1992 à Amsterdam, autour du thème Man & Machine. Elle porte sur la performance du même nom, De motu. Cette improvisation exécutée par Evan Parker le 15 mai 1992 à Rotterdam est dédiée à Buschi Niebergall, mort deux ans auparavant. Ce musicien allemand, l’un des membres fondateurs du Globe Unity Orchestra, côtoya, outre Evan Parker, nombre de vedettes du free, dont John Chicai, Don Cherry et Irene Schweitzer. Autant de noms familiers aux amateurs de cette période. 

Bien au-delà d’un simple commentaire, les propos d’Evan Parker débouchent sur des perspectives beaucoup plus larges et permettent de saisir tous les enjeux, aussi bien esthétique que technique et philosophique, d’une musique élaborée dans l’instant même où elle est jouée. Ils excèdent largement la simple manifestation d’une révolte contre les règles musicales établies, ainsi qu’on l’a souvent présentée. Fruit d’une réflexion, l’improvisation libre procède de canons précis en même temps qu’elle expérimente des formes nouvelles. 

Ainsi l’improvisateur a-t-il recours aux musiques électroacoustiques et concrètes, sans parler des emprunts aux musiques traditionnelles ou contemporaines. Dans le même temps, il renouvelle fondamentalement (et consciemment) les rapports entre partition et exécution, établissant entre elles une manière de fusion improbable sur laquelle se penche le conférencier.

Pour donner corps à ce projet, le saxophoniste explore des techniques nouvelles, souffle continu, respiration circulaire, usage de la réverbération naturelle, double mouvement de langue pour produire une succession rapide de notes brèves. Pratiques déjà utilisées par des musiciens tels que Charlie Parker, Roland Kirk ou Wayne Shorter, entre autres, mais développées jusqu’à leurs extrêmes limites. Tout cela repose sur une conception philosophique. L’auteur de De motu l’esquisse en ces termes : « … la force de la musique réside dans sa capacité à indiquer une dimension au-delà du banal, du terrestre, du connu ; dans son pouvoir de faire allusion à l’inconnaissable, au métaphysique, au mystique, à l’Autre ; mais de là à rédiger un programme stipulant précisément le comment et le pourquoi de la tentative menée… ne comptez pas sur moi ! »

Jacques Aboucaya

1 – Christian Kitzinger, Guy Lafitte, collection Jazz sur Scène. Photographies de Christian Kitzinger, textes de Guy Lafitte (entre autres) + un DVD. Un album relié ComBoost, août 2017, 44 p., 50 €. https://vimeo.com/197104025

2 – Daniel Chauvet, Gilbert d’Alto, Frédérica Randrianome Karsenty Nice Jazz. Histoire d’un festival.Editions Gilletta, juillet 2018, 174 p., 34,90 €

3 – Evan Parker, De motu (pour Buschi Niebergall), traduction de Guillaume Tarche, édition bilingue français-anglais, Lenka Lente, juillet 2018, 54 p., 8 €

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1 commentaire

Bonjour,

Pour Guy Lafitte, il nous a quittés le 11 juillet 1998 et non en 1988.

Merci si vous pouvez corriger cette coquille.