Pauline Atlan, L’Affaire Enzo invite Romane : Du côté du middle jazz

À consulter les programmes des festivals ou des tournées, les affiches de clubs, tant à Paris qu’en province, un constat s’impose : pas ou très peu de jazz dit classique ou traditionnel. De là à en déduire qu’il est passé de mode, n’a plus les faveurs du public, ne fait plus recette, le pas est vite franchi. Les pouvoirs publics ont beau jeu d’arguer de cette prétendue désaffection pour réserver leurs subventions aux musiques dites « innovantes », censées répondre aux goûts actuels et à la demande générale. Or la réalité est toute différente. Si les « jeunes » ne se pressent pas en foule aux concerts de jazz classique, c’est pour la bonne et simple raison qu’ils ne le connaissent pas. Le serpent se mord la queue. Leur donnerait-on l’occasion d’en écouter, cette découverte provoquerait sans doute leur étonnement. Et, le plus souvent, leur enthousiasme. 

Cette situation semble, du reste, particulière à la France. Je n’en veux pour preuve que certains festivals étrangers, tel celui d’Ascona, en Suisse, dont le succès ne se dément pas depuis des décennies. Il programme pourtant des groupes « vieux style » (avec, soyons juste, une ouverture vers les tendances actuelles du rhythm’n’blues, de la soul et du funk telles qu’on les pratique à La Nouvelle-Orléans). C’est dans ce cadre que l’ensemble Louis Prima For Ever, pour l’essentiel résurgence de Pink Turtle, lui-même avatar des Gigolos, a connu, en 2017, un triomphe. Patrick Bacqueville (tb, voc), Michel Bonnet (tp), Claude Braud (ts), Fabien Saussaye (p), Nicolas Peslier (g), Enzo Mucci (b), Stéphane Roger (dm) et Pauline Atlan (voc) auraient connu semblable succès chez nous. Encore eût-il fallu qu’un organisateur les fît figurer à l’affiche…

Mais inutile d’épiloguer. Ces réflexions me sont suggérées par un album récemment paru où l’on retrouve deux des protagonistes cités plus haut, Nicolas Peslier et Pauline Atlan. Ils sont entourés de musiciens qui figurent parmi les meilleurs dans le genre, le pianiste Louis Mazetier, le contrebassiste Raphaël Dever et, selon les plages, les saxophonistes Michel Pastre, Daniel Huck et Nicolas Montier, le trompettiste François Biensan. Un ensemble résolument axé sur le swing. Il ressuscite la grande époque du mainstream, se meut avec aisance dans un univers peuplé de standards. 

Une immersion réussie dans « Le Monde de Fats » (1) – tel est le titre de l’album. Louis Mazetier s’y affirme, une fois de plus, comme le maître incontesté du stride, sans que ses développements n’apparaissent jamais comme une simple copie des maîtres de l’époque. Du reste, chacun des solistes y apparaît au meilleur de sa forme. À commencer par Pauline Atlan. La fille du clarinettiste et chef d’orchestre Pierre Atlan a baigné depuis son enfance dans l’atmosphère des comédies musicales de Broadway. Elle donne des succès immortalisés par Fats Waller et quelques autres (l Believe in MiraclesSugar,He’s Funny That Way, masculinisé pour la circonstance, ou encore l’inénarrable I’m Gonna Sit Right Down and Write Myself A Letter) des versions pleines de sensibilité. Une simplicité qui se défie des effets faciles, joue avec bonheur la carte du naturel sans esquiver les nuances. Une fraîcheur alliée à la parfaite maîtrise d’une voix qui séduit d’emblée par son timbre velouté, sa chaleur, son expressivité. Sans parler de la diction impeccable qui préserve toute la saveur des lyrics. Bref, on se demande pourquoi Pauline Atlan n’est pas davantage sollicitée chez nous sur la scène du jazz, à une époque où la comédie musicale américaine semble reverdir, comme en témoigne le récent renouveau de « West Side Story », dans la version qu’en a donnée l’Amazing Keystone Big Band.

Un autre ensemble qui porte haut la bannière du jazz classique, ici dans sa nuance essentiellement manouche, c’est le trio composé par Claude Tissendier (cl), Enzo Mucci (g) et Gilles  Chevaucherie (b). Des musiciens chevronnés dont le parcours dit assez la valeur. Soliste vedette de Claude Bolling, le saxophoniste Claude Tissendier, par ailleurs chef d’orchestre et arrangeur qui a montré sa dilection pour les petits groupes de John Kirby, mais aussi pour Django Reinhardt, est un improvisateur talentueux. Il revient ici à ses premières amours, la clarinette. À ses côtés, Enzo Mucci, guitariste, banjoïste, contrebassiste, a participé à maintes aventures musicales, notamment dans le big band de Michel Pastre, et dirigé plusieurs groupes d’inspiration diverse. Quant à Gilles Chevaucherie, il a lui aussi, depuis ses débuts avec les Haricots Rouges, appartenu à des orchestres différents, dont le Paris Swing Orchestra dont la raison sociale dit assez la vocation. Ces trois excellents musiciens invitent, en la personne de Romane, un soliste de classe. Disciple de Django Reinhardt, il a su s’affranchir de l’emprise de son illustre aîné pour créer son propre style et son rayonnement a beaucoup fait pour la propagation du jazz manouche.

L’album « L’Affaire Enzo invite Romane » (2) offre un éloquent témoignage de cette fructueuse collaboration. Si les thèmes de Django – NuagesMinor SwingDouce AmbianceManoir de mes rêves – y sont à l’honneur, l’originalité réside avant tout dans le traitement réservé à ces standards du genre. Rien de mécanique dans l’accompagnement, mais une légèreté et une invention des plus stimulantes. Qualités que l’on retrouve dans l’interprétation de standards du jazz, I’m Confessin’ ou How High The Moon. Au total, une réussite fort attachante.

Jacques Aboucaya

1 – Pauline Atlan « Le Monde de Fats »(Ahead / Socadisc)

2 – « L’Affaire Enzo invite Romane » (autoproduit / muccienzo@hotmail.com

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