Ray Charles, Aretha Franklin : Deux célébrants de la Grande Musique Noire

Au firmament de ce qu’il est convenu d’appeler Great Black Music, ce courant majeur qui prend sa source dans le blues et le gospel avant d’être enrichi par le jazz, la soul, le funk et autres affluents, brillent encore quelques étoiles de première grandeur. 

Parmi elles, Ray Charles (1930-204). Surnommé The Geniusdans son pays, les Etats-Unis, il acquit dans le monde entier une réputation méritée. Voix puissante et expressive, qualités d’instrumentiste, aptitude à choisir un répertoire et des accompagnateurs dignes de lui, tout aura contribué à faire du chanteur frappé de cécité dans sa prime jeunesse une manière de héros. Singulièrement en France, premier pays où il s’est produit sur le Vieux continent, grâce à Frank Ténot, producteur, avec Daniel Filipacchi, de l’émission de radio Pour ceux qui aiment le jazz. Les deux complices, qui firent tant pour la promotion et la diffusion de la musique américaine, non seulement s’attachèrent, dès 1958, à la promotion de ses disques, mais organisèrent ses premiers concerts parisiens en 1961. La même année, en juillet, Ray Charles fut la vedette incontestée du festival d’Antibes-Juan-les-Pins, qui en était à sa deuxième édition. Il y donna en effet quatre concerts dont l’intégralité, y compris des prises inédites et des bonus, nous est restituée dans un coffret de quatre disques accompagnés d’un livret signé Joël Dufour (1).

Dans ce qui constitue un témoignage précieux, plusieurs centres d’intérêt retiennent l’attention. D’abord, la valeur d’un big band trop souvent passée inaperçue, éclipsée qu’elle était par la personnalité du leader. La formation comptait pourtant des solistes de valeur tels Philip Guilbeau (tp), Hank Crawford (as)  ou David « Fathead » Newman (ts, fl), sans oublier Ray Charles lui-même. Il révèle en effet, outre les qualités vocales que l’on sait,  d’incontestables talents de pianiste dont il use plus qu’il ne le fera par la suite. Second sujet de satisfaction, le renouvellement constant. Chaque concert n’est jamais identique au précédent, même si son déroulement et sa thématique sont semblables de soirée en soirée. Toujours l’inattendu arrive, tant chacun se livre sans retenue. Ainsi, qu’il chante le blues ou la ballade, dialogue avec les Raelets, décline à l’envi ses grands succès, Georgia on My MindWhat’d I Say  ou Hallelujah I Love Her So, le leader s’investit sans restriction. Si bien que, ponctuées par une prise de son qui ne laisse rien perdre de ses réactions spontanées, ses interprétations apparaissent gorgées de sève. Une vie intense en émane, et une spontanéité que les ans gommeront quelque peu par la suite, comme il est naturel. D’où la valeur de ce témoignage où le jaillissement et l’émotion sont, pour ainsi dire, captés à la source.

Disparue en août dernier, Aretha Franklin (1942-2018) présente avec Ray Charles plus d’un point commun. Chanteuse et pianiste, elle aussi, son surnom de Queen of Soul dit assez le rayonnement qui fut le sien et la place qu’elle occupe dans la longue saga de la musique noire américaine. Son domaine, celui du gospel, de la soul et du rhythm’n’blues, est celui du Geniuset son essor coïncide à peu près avec sa signature chez Atlantic, le label qui propulsa Ray Charles vers les sommets. Si la vie professionnelle de celle que Mahalia Jackson prit très tôt sous son aile connut des hauts et des bas (elle fut relancée dans les années 80 par le célèbre film de John Landis The Blues Brothers, au générique duquel figurent aussi Ray Charles et James Brown), sa vie privée ne fut pas moins tumultueuse. C’est que la forte personnalité d’Aretha lui permit de s’affirmer en tous domaines, du gospel à la variété. D’enregistrer plus de quarante albums et d’en vendre soixante-quinze millions, devenant ainsi la première chanteuse noire à dépasser en ce domaine Elvis Presley soi-même.

Un coffret de deux CD, « The Indispensable Aretha Franklin 1956-1962 » offre l’intégrale de ses premiers enregistrements. Dans son époque Columbia, elle est accompagnée par des musiciens aussi estimables que le pianiste Ray Bryant, entre autres, et ses qualités vocales éclatent déjà dans le traitement particulier de la mélodie et sa faculté unique de transmettre l’émotion. Une technique vocale ainsi analysée par Bruno Blum, auteur du livret : « Elle donnait des interprétations puissantes, spontanées, capables d’émouvoir les fidèles aux larmes, en utilisant les techniques d’improvisation que l’on retrouve dans le blues, le jazz, comme dans le gospel : ornementations diverses comme les mélismes, appoggiatures, passages brusques de la mélodie à un octave plus haut, utilisation de la septième mineure, etc. »

Il n’est, à l’évidence, pas nécessaire d’être expert en analyse musicale pour goûter des morceaux tels que Maybe I’m A FoolToday I Sing the Blues ou GodBless the Child. La force de conviction déployée par la chanteuse emporte tout. Elle présage des succès à venir et rend ce coffret indispensable.

Jacques Aboucaya

1 – Ray Charles in Antibes 1961. Un coffret de quatre disques.

2 – Aretha Franklin, The Indispensable 1956-1962. Un coffret de deux disques.

Les deux chez Frémeaux & Associés / Socadisc.

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