Jazz. Voix printanières

Il fut un temps où les vocalistes de partout s’ingéniaient à poser leurs pas dans ceux des divas américaines. Nombreuses les émules revendiquées de la triade capitoline Billie-Ella-Sarah, puis de leurs épigones, les Dee Dee Bridgewater, Norah Jones ou autres Diana Krall. Ce temps est révolu. L’exigence de liberté prédomine désormais, avec le souci de créer un univers original et d’y évoluer sans contrainte. D’où l’affranchissement du jazzstricto sensu – dont les contours, du reste, apparaissent de plus en plus flous. La dilection pour une musique que l’on pourrait qualifier de plurielle en ce qu’elle combine des influences multiples. Singulièrement celle de la pop dont la prégnance ne se dément pas depuis plusieurs lustres. Il est, certes, difficile de s’en abstraire, tant elle est présente dans tous les domaines, y compris la vie quotidienne.

Un bel exemple de cette imprégnation – ou de cette intégration – est fourni par Chrystelle Alour dont le premier disque, « Traversée », témoigne d’un talent des plus singuliers. Le nom de cette pianiste-chanteuse-auteur-compositeur n’est pas inconnu des amateurs de jazz. Sa sœur Sophie, saxophoniste et flûtiste, son frère Julien, trompettiste, appartiennent à la phalange des espoirs français. Ils figurent du reste au nombre des musiciens qui accompagnent, dans cet album, leur sœur aînée. Atypique, le parcours de cette dernière dans la mesure où sa carrière musicale, plus tardivement embrassée, succède à des études on ne peut plus « sérieuses » (l’anglais, le droit, l’ethnologie) couronnées par plusieurs diplômes. Elle a, depuis sa prime jeunesse, pratiqué le piano. Tant et si bien que c’est finalement l’amour de la musique qui l’emporte et qu’elle se lance à son tour dans l’aventure.

 

Qui s’en plaindrait ? S’il fallait qualifier d’un mot son coup d’essai, celui qui viendrait à l’esprit serait à coup sûr « fraîcheur ». Celle d’une voix, d’abord, dépourvue d’affèterie et de pathos, mais chargée d’expressivité, de naturel – on parlerait d’authenticité, si le terme n’était aussi galvaudé. Fraîcheur d’une musique où l’apport des rythmes et des mélodies du Brésil joue un rôle prépondérant, mais où, çà et là, pointent le bout de leurs notes les musiques dites « actuelles » telles que les diffuse la bande FM. Sans parler du jazz, bien entendu. Un mélange assez original, en l’occurrence, pour capter d’emblée l’attention. Joyeuses ou teintées de nostalgie, les compositions de Chrystelle Alour côtoient avec bonheur des standards pour constituer un univers à la fois composite et cohérent – paradoxe apparent, mais qui signe la réussite. D’autant plus séduisant que la chanteuse, qui se révèle aussi pianiste accomplie, assure avec aisance le rôle de cicérone suggéré par le titre. La « traversée » à laquelle se trouve convié l’auditeur est métaphorique à  plusieurs niveaux : traversée d’un genre à un autre, d’un continent à un autre, d’une époque à une autre, d’une atmosphère à une autre. 

Difficile de demeurer insensible à ce voyage. Car l’entourage choisi pour escorter dans son périple celle qui l’a conçu et mis en œuvre de A à Z mérite citation : outre deux invités déjà cités, Julien, son frère trompettiste, et sa sœur Sophie à la flûte traversière, le guitariste Sandro Zerafa, David Perez au saxophone ténor, Simon Tailleu à la contrebasse et le batteur Manu Franchi. La cohérence du groupe, la pertinence de la plupart des interventions des solistes participent de la séduction de ce CD. Nul doute qu’un avenir prochain viendra confirmer ce coup d’essai.

Une autre chanteuse qui est aussi auteur et compositeur, Isabelle Seleskovitch. Dans son premier album officiel, « About A Date », elle rend hommage au jazz vocal tel qu’il a évolué au cours des années, en restant toutefois dans un cadre plus strict que celui de Chrystelle Alour. Plusieurs styles y sont convoqués, du jazz classique au bebop, et illustrés par des standards (entre autres, Too Darn Hot, de Cole Porter, I Can’t Help It de Betty Carter et, de Duke Ellington, Sophisticated Lady, adapté en français par la vocaliste et rebaptisé pour la circonstance Dame aux diamants. S’y ajoutent des chansons originales, elles aussi résolument inscrites dans la tradition. Elles ont été inspirées par des événements, des situations, des souvenirs empruntés à la réalité vécue. Tant il est vrai, assure l’auteur, que « Ce Date est aussi un rendez-vous avec moi-même. Le jazz est toujours propice à la quête de soi. (…) Car (…) les jazz standards permettent de s’exprimer au plus proche de son être intérieur et profond. » Une profession de foi on ne peut plus explicite.

 

Déjà connue sur la scène parisienne, Isabelle Seleskovitch est dotée d’une voix « moelleuse  » qui se prête à merveille à interprétation des ballades. Ce premier disque permet d’apprécier en outre sa diction parfaite, son art des nuances et son sens du swing. Tout aussi attachant le groupe qui l’accompagne que propulsent le batteur Mourad Benhammou et contrebassiste Fabien Marcoz, dont la complicité n’est plus à souligner. Quant à l’alliance du vibraphone et du piano, qui a souvent  apporté la preuve de sa fluidité, elle est ici illustrée par Nicholas Thomas et Laurent Marode, ce dernier auteur, par ailleurs, d’arrangements efficaces et de soli bien construits. A noter la présence d’un invité, le guitariste Sébastien Giniaux, qui s’adjoint à l’ensemble sans le moindre hiatus. On l’aura compris : cet album se révèle, à l’instar de celui de Chrystelle Alour et en dépit des différences, porteur de promesses.

Jacques Aboucaya

Chrystelle Alour, « Traversée » (Jazz Family / Socadisc)

Isabelle Seleskovitch, « About A Date » (Black & Blue / Socadisc)

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