Jazz. Sur quelques sorties récentes (1)

Qui donc prétendait que le jazz dit « classique » s’étiolait ? A en juger par la pléthore d’albums publiés ces derniers mois, qu’il s’agisse de rééditions ou de nouveautés, d’autoproductions ou de labels consacrés, l’affirmation semble difficile à soutenir. Les quelques exemples ci-dessous permettront d’en juger. 

Commençons avec Les Oignons (1). On pense immédiatement au titre d’un des plus grands succès de Sidney Bechet. C’est aussi le nom d’un groupe de musiciens qui, sous la direction du trompettiste Julien Silvand, s’est donné pour tâche de revivifier le jazz des origines, celui de La Nouvelle-Orléans. Un projet qui le situe dans la lignée de Claude Luter, des Haricots Rouges, de Marc Laferrière, entre bien d’autres qui ont saisi, depuis longtemps, les vertus de ce style et se sont employés à le perpétuer. Or l’intérêt des Oignons, outre la qualité intrinsèque de ses membres, réside dans l’originalité des arrangements. Les standards classiques (Les Oignons, bien sûr, mais aussi Tiger RagIndiana ou Cornet Shop Suey) y puisent une vigueur nouvelle. Non seulement les thèmes traditionnels, mais des succès de Rezvani (Le Tourbillon de la Vie), de Gainsbourg (La Recette de l’Amour Fou), de Trénet (Mam’zelle Clio), de Vian (Le Déserteur), entre autres. Accommodés à la sauce New Orleans – ou, si on préfère aux petits oignons…  – ils acquièrent une saveur inattendue.

Une anthologie composée de trois disques intitulés respectivement « After You’ve Gone », « La Confiture » et « New Diversité » permet de se faire une idée du talent de l’ensemble. De son originalité. Le quintette a déjà quatorze ans d’existence. Il est composé de Julien Silvand, son leader déjà cité, qui, outre la trompette, joue aussi  du cornet, chante et a composé quasiment tous les arrangements,  Marion Sandner (claquettes), Olivier Defays (sax ténor, composition, arrangement), Dominique Mandin (banjo), Raphaël Gouthière (sousaphone) et fait preuve d’un enthousiasme communicatif. C’est dire combien est réjouissant le bain de fraîcheur qu’il nous propose.

Autre plongée dans le passé, l’édition, en coffret de trois disques, de l’intégralité des enregistrements que Ray Charles a réalisés à Paris lors de ses trois concerts en octobre 1961 (2). L’intérêt majeur de ces concerts historiques est de présenter une facette originale du talent de Ray Charles. Si l’on connaît bien le chanteur, sur lequel l’accent est généralement mis, on insiste beaucoup moins sur l’instrumentiste. Or celui-ci, outre le piano, pratiquait aussi l’orgue Hammond, comme ce fut le cas, cette année-là, au Palais des Sports.  Virtuosité, expressivité, swing intense. Les qualités exceptionnelles que l’on se plaît d’ordinaire à saluer chez le vocaliste se retrouvent ici, magnifiées par un somptueux big band. Dans ses rangs, des musiciens de la trempe des trompettistes Wallace Davenport et Philip Guilbeau, Hank Crawford, sax alto et leader, ou David Newman, sax ténor et flûte, pour ne citer qu’eux. Un orchestre digne des meilleures grandes formations de l’ère swing dont il perpétue le souvenir avec brio. D’autant que les orchestrations de thèmes devenus des classiques du Genius sont signées par des maîtres incontestés. Difficile de bouder son plaisir – même si, d’un concert à l’autre, le répertoire varie peu. C’est l’occasion de confronter plusieurs versions et les interventions de solistes inspirés.

Jean-Paul Amouroux, considéré à juste titre comme l’un des meilleurs pianistes français de boogie woogie, tente dans l’album « Africa Boogie » (3) une expérience originale : marier le piano aux instruments ethniques de l’Afrique de l’Ouest, kora, pentatonic balafon, diatonic balafon, djembé, bera, maracas et autres  african drums. The Sanogo Family, trois musiciens du Burkina Faso, Dédou, Solo et Hiya  Sanogo, lui donnent la réplique.

Le pari était osé, dans la mesure où le boogie woogie, l’un des plus anciens styles pianistiques de jazz, est strictement codifié, avec ses huit mesures répétitives à la main gauche tandis que la droite déroule ses broderies sur le blues. Lui adjoindre une rythmique différente relevait donc de la gageure. Or cette union hasardeuse est parfaitement réussie. Les tambours africains soutiennent les rythmes du jazz, se mêlent à eux, les relaient pour donner aux improvisations du pianiste une coloration originale. 

En conclura-t-on qu’il s’agit d’un retour aux sources, puisque le jazz est supposé avoir puisé une part de son héritage dans le continent africain ? Ce serait, à mon sens, aller un peu vite en besogne. Il s’agit plutôt d’une musique dont les séductions, bien réelles, sont toutefois différentes de celles du boogie stricto sensu. En outre, toutes les tentatives pour concrétiser un véritable « retour aux sources » se sont, jusqu’ici, soldées par un échec. Ce qui, évidemment, n’altère en rien les qualités de cette nouvelle forme de fusion. S’imposera-t-elle comme a su le faire, en son temps, le courant afro-cubain ? L’avenir nous le dira…

Retour enfin sinon aux sources, du moins à une époque fertile, celle des années 50-60. Une époque où florissaient le bebop, le cool et leurs prolongements. C’est ce répertoire fécond que choisit d’explorer, dans son premier album, « The Nearness of You », la chanteuse Marie Carrié (4). Clifford Brown (Joy SpringSandu), Erroll Garner (Misty), Randy Weston (Little Miles) ou encore Irving Berlin (The Best Thing For You) sont au rendez-vous d’un disque élégant, aux climats variés. Son charme indéniable, il le doit à la conjonction de plusieurs facteurs. En premier lieu, la voix chaude, bien timbrée, expressive dans les ballades, avec des inflexions parfaitement maîtrisées, de la chanteuse Marie Carrié. Celle-ci imprime à chacune de ses interprétations sa touche personnelle et n’oublie jamais de swinguer. Ensuite, le sextette dans son entier mérite d’être cité. Une section rythmique à toute épreuve avec le contrebassiste Fabien Marcoz et le batteur Mourad Benhammou, complices de longue date, auxquels s’adjoignent le guitariste Yann Penichou, créateur des arrangements et l’excellent vibraphoniste Nicholas Thomas, auteur d’interventions brillantes. Quant au seul souffleur, le saxophoniste ténor Alex Golino, il est au même diapason. Chacun de ses soli témoigne d’une constante musicalité et il donne à la vocaliste une réplique des plus pertinentes. Inutile de préciser que la présence de tels musiciens contribue largement à la réussite de ce premier album fort prometteur. 

Jacques Aboucaya

1-Les OignonsAnthologie. 1 coffret de 3 CD Frémeaux & Associés Socadisc.

2-Ray CharlesThe Complete 1961 Paris Recordings. 1 coffret de 3 CD Frémeaux & Associés / Socadisc

3-Jean-Paul AmourouxAfrica Boogie. 1 CD Black & Blue / Socadisc.

4-Marie CarriéThe Nearness Of You. 1 CD Black & Blue / Socadisc.

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