La véritable victoire du jazz

Où en est le jazz ? Est-il entré en agonie, comme d’aucuns le prétendent ? Use-t-il ses ultimes  forces, annexé, voire gangrené, par ce qu’on appelle les « musiques du monde »  nommées, naguère encore, la « variété » ? A-t-il, désormais à bout de souffle,  renoncé aux vertus qui faisaient sa spécificité – et son attrait ? Le pitoyable spectacle offert par les récentes Victoires du jazz pourrait le laisser accroire. Fort heureusement, il existe encore des musiciens pour relever le gant. Contredire une vision aussi pessimiste. Des musiciens capables de se mettre à l’écoute des pionniers, non pour les copier servilement, mais pour s’en inspirer et perpétuer une musique vivante, aussi savoureuse que celle de leurs modèles. Peu de chances qu’on les voie à la télévision sous les feux des sunlights, célébrés comme ils le mériteraient. Ils n’en sont pas moins valeureux. À preuve, ces quelques albums récents dus à des musiciens qui, eux, portent haut les couleurs du jazz le plus authentique.

Parmi eux, Guillaume Nouaux. Chacune de ses prestations, chacun de ses enregistrements confirme qu’il est bien le meilleur batteur de sa génération. A la maîtrise technique, il joint une créativité qui en fait le véritable catalyseur des groupes avec lesquels il se produit. Capable de propulser les solistes vers les sommets, de les galvaniser, de leur ouvrir des pistes – ou des boulevards, ou des avenues –, il allie inventivité, sens du swing et maîtrise mélodique. Le Moanin’ de Bobby Timmons, en duo avec Jacques Schneck qui figure dans son dernier album en témoigne avec éloquence.

Cet album « Guillaume Nouaux & The Clarinet Kings » (1) repose sur un concept original : chaque morceau met en valeur un virtuose de cet instrument lié au jazz classique. Ou une virtuose, n’ayons garde d’omettre Aurélie Tropez, brillant de mille feux sur I’m Confessin… ! Chacun est accompagné par le batteur maître d’œuvre et par un pianiste familier de ce style aussi bien que du leader. Les citer tous déborderait du cadre de cette chronique. On se bornera à mentionner, Français et étrangers confondus, Evan Christopher, Jean-François Bonnel, Jérôme Gatius , émouvant dans le Burgondy Street Blues de George Lewis, ou encore Engelbert Wrobel ou Lars Franck. Cette liste non exhaustive (ils sont en tout une douzaine  de clarinettistes) ne constitue en rien une sélection car rien n’est à jeter de ce double album revigorant.

Rien à jeter non plus dans « The Complete Biguine Reflections » d’Alain Jean-Marie (2). Cet album regroupe en quatre cd les cinq disques originaux enregistrés entre 1992 et 2013 par un pianiste qui  occupe dans l’histoire du jazz une place majeure. Un musicien « notoirement méconnu », comme eût dit Alexandre Vialatte. Méconnu du grand public, car les amateurs, eux, connaissent bien son talent et l’originalité de ses conceptions musicales, ce mariage du bebop et de la biguine devenu sa marque propre.

Sans doute n’est-il pas le premier à pratiquer une fusion qui ne doit rien aux artifices ni à la mode. D’autres Antillais, Al Lirvat, Robert Mavounzy, notamment, ont su peindre leur jazz aux couleurs des Caraïbes et les influences créoles ont marqué cette musique dès ses origines néo-orléanaises. L’originalité d’Alain Jean-Marie tient, toutefois, à la subtilité qu’il a su insuffler à cet idiome particulier auquel il est resté fidèle depuis ses débuts. Servi par une remarquable technique instrumentale, un toucher délicat, une capacité à improviser sur des rythmes qui défient toute lourdeur, il est le prototype des musiciens qui ont su, sans la moindre compromission, rester fidèles aux canons du jazz, en l’occurrence le bebop, sans pour autant s’interdire d’en pimenter les entours. Autant dire que ce type de fusion que l’on pourrait qualifier de naturelle conserve, à la différence des artifices trop souvent en usage sous prétexte d’universalisme, des charmes inégalés. D’autant qu’Alain Jean-Marie a su choisir en Eric  Vinceno (contrebasse) et les batteurs Serge Marne ou Jean-Claude Montredon des partenaires efficaces, partageant les mêmes conceptions esthétiques. 

Un bébé souriant coiffé d’un casque à écouteurs illustre la pochette de l’album « Baby Blues », de Nikki and Jules (3). Façon de signifier que le blues, contrairement aux idées reçues, n’est pas toujours triste et synonyme de spleen, mais peut traduire tous les sentiments, jusqu’à la joie la plus intense ? Peu importe. Nikki, c’est Nicolle Rochelle, chanteuse et danseuse américaine bien connue en Europe où elle s’est produite avec des big bands réputés. Elle forme avec Julien Brunetaud, devenu Jules pour la circonstance, une paire à la fois charmeuse et volontiers désopilante. Pianiste, mais aussi chanteur, guitariste et compositeur, Jules est, lui aussi, connu dans le monde entier pour être un des meilleurs musiciens actuels de jazz et de blues.

Dans ce nouvel album résolument ancré dans le jazz et le blues, ils se montrent dignes de leur réputation, entourés d’une rythmique soudée et efficace .Le tandem Bruno Rousselet (basse) et Julie Saury (batterie s’est illustré en maintes circonstances, dans des contextes divers. Quant au guitariste Jean-Baptiste Gaudray, il se fond avec bonheur dans un quintette dont on apprécie les qualités de swing et de musicalité. 

Jacques Aboucaya

1. Guillaume Nouaux, « Guillaume Nouaux & The Clarinet Kings ». Album de 2 CD. Autoproduction/www.guillaumenouaux.com

2. Alain Jean-Marie, « Intégrale Biguine Reflections ». Coffret de 4 CD. Frémeaux & Associés / Socadisc.

3. Nikki and Jules, « Baby Blues ». 1 CD Brojar Music/julienbrunetaudweb@hotmail.com

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