Matière à vivre, matière à peauétiser...

Valérie Rouzeau fait couler sur nos paysages déshabités un ruissellement de poésie dans la matière fusionnelle d’un nouveau livre hybride autant qu’inattendu. "Courage, créons"...

 

Voilà trois ans, la poétesse Valérie Rouzeau a eu le désir de réunir des textes variés (notes, fragments, lettres et courriels, commentaires, traductions, etc.) et de les mêler au jaillissement du poème pour en composer un recueil de miscellanées – en pensant très fort à Pierre Réverdy (1889-1960) et Antoine Emaz : Je souhaitais quelque chose d’hybride sans trop savoir comment rassembler un tant soit peu de cette matière (ce "métier" eût dit Cesare Pavese), oui cette matière de vivre accumulée au fil du temps, et ce fil, par quel bout le saisir...

Cette mise en ordre et en partage d’une mémoire bien peuplée d’amis artistes et poètes ( Jean-Gilles Badaire, Christian Bachelin, Daniel Biga, etc.) dont elle salue les accomplissements de beauté redoutable livre une plongée dans un univers âpre tissé d’essentiel, aux coupantes arêtes d’épaves et de carrosseries – celles d’un chantier d’enfance où elle a grandi entre carcasses évidées et et vestiges d’ailerons où aiguiser comme l’idée d’un chant ou l’énoncé balbutiant de ce qui ne conçoit pas encore : Un carrosse de Cendrillon est parfois caché derrière la masse brute d’une voiture à la casse...

Des micro-émulsions poétiques activent de réjouissants buissonnements et autres rhyzomes textuels pour éclairer ou ombrer à souhait l’immensité d’un territoire à arpenter sans relâche – celui de tout ce qui nous échappe et de tout ce qui reste à façonner :

 

La moindre Abeille qui infuse – un Poids de Miel
Multiplie l’Eté -
Contente de Sa modeste participation

Au Trésor de l’Ambre

Abeilles à merveilles comme un clin d’œil, un battement d’ailes ou un toucher d’âme à Sylvia Plath (1932-1963) qu’elle a remise en parole dans notre langue...
Parfois, il pleut en amour. A Jean-Pierre Siméon, elle écrit, un rien découragée après la lecture de son manifeste La poésie sauvera le monde (Le Passeur, 2016) qu’il est trop tard pour agir sur les consciences via la poésie. Quelle est l’utilité sociale reconnue aux poètes dans un monde sans pitié livré à la mortifère dynamique des marchés et à la maladie de la gestion folle ? Aujourd’hui que nous nous trouvons sous le règne exécrable des banquiers, des lobbies, des gros industriels, le petit lexique employé par tous sans presque s’en apercevoir dans les conversations quotidiennes, ce vocabulaire de notre époque parle de lui-même : il faut tout gérer y compris ses amours ; on a ou on n’a pas un bon capital ceci ou cela, santé par exemple ; et si l’on s’exprime franchement, sans recourir à aucun euphémisme, alors on nous qualifie de cash.

Comment ce monde-là des premiers de cordée ferait-il de la place aux sans-pouvoir, c’est-à-dire aux sans-pouvoir d’achat et à tous ceux qui peinent dans  l’exercice de l’incertain métier de vivre ? Comment ses non-lieux s’acomoderaient-ils des chemins de traverse et des grands espaces d’une poésie vécue jusque dans ses ébranlements ?
Mais le Poët Büro sait ménager, au large du bavassage des industries de la parole, de délectables invitations comme ce festival Poésie et vin en Slovénie et autres aimables résidences en écriture comme celle au monastère de Saorge. Sans oublier d’inestimables cadeaux – ainsi,  la revue Nu(e) de Béatrice Bonhomme, hébergée par Poezibao de Florence Trocmé, qui consacre un dossier à celle qui peine à remplir les siens, les techno-administratifs, pour s’assurer d’une place forcément révocable dans la fiction d’une société de statut en cours d’effondrement.
Je persiste à narrer mes petites affaires, écrivait Jules Laforgue (1860-1887). Celles de Valérie Rouzeau à Nevers ou en ses résidences d’ailleurs parlent bien évidemment aussi des nôtres.  Elles en creusent le questionnement et en exacerbent le vertige dans nos expériences de l’incertain même...

Michel Loetscher

 

Valérie Rouzeau, Ephéméride – le temps passe et fait mes rides, La Table Ronde, mars 2020, 144 p., 16,50 €
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Première version parue dans Les Affiches d'Alsace-Lorraine

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