Soutine, un itinéraire aux couleurs intenses et aux émotions denses

La main qui s’emporte, avec elle le pinceau. Le pinceau qui s’emballe, avec lui les couleurs. Sous leur double passage, les maisons se modifient comme si le vent en emmenait les assises. Les visages, les villages, les paysages dérivent, se délivrent de toutes contraintes, se tordent, grimacent, sourient à l’envers, dans un feu de couleurs et un élan de ferveur. On pense à ces façades de maisons qui rient ou qui pleurent évoquées par Paul Valéry. Le pinceau va vite pour exprimer ce que la main lui commande et celle-ci suit, rapide, ce que la tête veut formuler. Peinture à l’instinct, immédiate et pourtant née de l’intérieur, portée dans le corps comme on porte en soi un besoin de montrer des images en attente, prêtes à se dégager de leur étau intérieur. Sous la pression, les formes se dissolvent, les couleurs déferlent, le rouge, le vert et l’ocre, dans toutes leurs gammes s’écrasent sur la toile mais en lui donnant peu à peu ses reliefs. Une pâte qui s’active, s’enfièvre, se convulse et cherche dans toutes les nuances réunies sur la palette à traduire le désir de vivre autant que le refus d’exister. Le rouge d’abord, qui est le signe des flux de vie, que ce soit le sang ou la sève. Il y a le rouge vermeil des muscles du Bœuf écorché, le rouge plus carmin du Dindon et tomates, le rouge écarlate des Glaïeuls. Puis le vert, le vert d’émeraude des feuilles que le vent secoue, celui olive des carrés d’herbe qui tapissent les minces espaces entre les demeures de Céret, le céladon et le sinople qui s’étendent derrière certains portraits, tel un fond de scène. Quant à l’ocre, il vient des chemins, des sentiers et des sols, de la terre seule, finalement, quand la nature qui fleurit l’a désertée. Peinture « sur le vif », exacerbée, celle d’un artiste à l’enfance difficile, incomprise, qui croît dans la gangue des traditions juives, qui apprend à peindre tout en travaillant dur, qui arrive à Paris en 1913, qui découvre l’amitié de Modigliani, l’effervescence de La Ruche, le Louvre et les maîtres classiques. Toute la vie de Soutine est un croisement de fortunes et d’infortunes, une succession de succès et d’échecs, une lutte contre la solitude et la maladie. Soutine se déplace souvent, s’installe dans le Midi, dans le Roussillon, dans le centre, comme dans des lieux provisoires, poursuivi par ses tourments, en quête d’émotions à partager, de douleurs intimes à exorciser. Des mécènes et des collectionneurs conquis par son travail lui enlèvent soudain tous ses soucis financiers. Quand la notoriété frappe à sa porte, elle constate qu’il va disparaître, miné par un mal contre lequel il aura lutté longtemps. Comment faire le portrait de Chaïm Soutine en essayant de rester juste et complet, tant le profil est complexe, tant il évolue, déroute, tant l’artiste est sincère et l’homme exagère, tant le premier traduit ce que le second ressent? Excentrique, déchiré, éveillé par des songes inavouables ou incommunicables, exigeant d’être considéré à sa valeur, détruisant des toiles qu’il considère sans valeur alors que sur le marché, elles en auraient eu une, considérable.


Son itinéraire serait-il resté le même si le chimiste américain Albert Barnes ne lui avait pas en 1923 acheté par dizaines et dizaines des tableaux? Soutine rompt alors avec la pauvreté, il se sent soutenu, mieux introduit dans les circuits de l’art. Il commence à bien exposer, il dispose d’un atelier plus grand, on parle de lui, son existence errante s’ancre davantage dans une normalité sociale et mentale. Il rencontre d’autres artistes, des écrivains, des musiciens comme Erik Satie, Cocteau, Elie Faure qui publie un ouvrage sur lui et dont la lecture prolonge ou annonce les horizons qu’ouvrent sur le peintre les pages de ce catalogue. En même temps, Soutine élargit ses thèmes. Il est obligé de se cacher en 1940 pour échapper au recensement imposé aux Juifs. Il meurt à l’âge de 50 ans, peut-être au seuil d’une seconde carrière qu’il aurait remplie d’idées nouvelles, de fulgurances inédites, de lieux ordinaires qu’il aurait auréolés d’étincelles, de fleurs vivantes et d’arbres vibrants, de portraits à l’émouvante humanité.


Soutine peint sur l’instant ce qu’il voit, sans y mettre de distance, « pour y investir une ardeur compulsive, farouche, débridée ». Un chaos à première vue, certes, mais avec un ordre à lui, qui donne à voir peu à peu ce qui au départ n’apparaît pas. Sa sensibilité atteint vite un paroxysme, son attachement aux sujets élus est extrême, son regard s’approprie ce qu’il a choisi, son énergie s’engage entière et gagne en dynamisme, se donne libre cours. Elle affronte le réel, ne le négocie pas. Des vibrations se propagent, des battements résonnent. Ces Maisons aux toits pointus (1920-1921), L’Escalier rouge à Cagnes (1924), La Route de la colline, semblent tituber sous la pression d’impulsions cachées venues de la terre et de pulsations inconnues tombées du cosmos ! Il y a devant tout motif comme une ivresse de l’esprit dont la main est l’instrument docile. On est devant « une vision tragique » qui expose non pas la « lutte entre l’esprit et la matière » mais « dans un seul éclair de lyrisme désespéré, l’indispensable union de la matière et de l’esprit ». Dans les visages, la douceur se mêle à la pudeur, la retenue se joint à l’offrande, les contrastes de tons accusent la bonté, la tristesse, la déchéance. Le pinceau « sonde sans répit» le visible et l’âme enfouie. Un « thème banal, tel que nous ne l’avons jamais vu et ne le reverrons jamais » acquiert des dimensions insoupçonnées, subit des métamorphoses inattendues. Comme ils sont grands ouverts sur le monde les yeux de la Petite fille à la poupée, un monde qui semble ne pas l’avoir encore vraiment accueillie ou un monde qu’elle interroge de toute la puissance de son innocence ! Comme ils sont baissés sur l’âge qui a fui, ceux de La Femme entrant dans l’eau ! Comme ils sont poignants ces yeux du Garçon d’étage ! Isolement et solidarité, deux mots communs à tant d’hommes, blessure et fraternité, deux liens qui les unissent et que chaque tableau de Soutine célèbre, avec passion, ingénuité, fureur, apaisement, d’un coup, d’un jet de violence qui voile le désespoir.


Ce livre accompagne l’exposition du musée de l’Orangerie qui possède une collection de 22 tableaux, ce qui en fait la première collection de Soutine en Europe. Il se propose de revoir l’œuvre de cet artiste en marge, oublié, banalisé, réduit à ses outrances, privé parfois de ce qu’il a transmis et que l’on découvre ici dans le chapitre consacré à sa « seconde postérité ». Trois autres essais abordent différents aspects de ce parcours sans balise, pour que justement le lecteur s’y retrouve : l’époque, les marchands et les mécènes qui ont soutenu et promu Soutine, ses thèmes. A travers ces lignes, l’artiste apparaît sous un nouveau jour.


Dominique Vergnon


Marie-Paule Vial, Sophie Krebs, Esti Dunow, « Chaïm Soutine, l’ordre et le chaos », 100 illustrations, 19,5x25 cm, Hazan, octobre 2012, 208 pages, 35 euros.

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1 commentaire

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Murielle Levy

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