Chagall, un ange plane au-dessus des ombres

Une vie qui s’étire sur presqu’un siècle, une carrière artistique qui le traverse, une célébrité qui ne s’éteint pas, Marc Chagall est une lumière pour notre temps. En dépit de toutes les ombres qui s’étendent sur son existence - guerre, exil, deuil - son œuvre brille, nourrie qu’elle est de poésie, de paix, de fraternité, de joie, d’espérance. Il suffit aux couleurs et aux formes de les traduire en images composées à l’aune de ces mots pour que ses tableaux nous les transmettent et qu’on en ressente la valeur et la portée. Le terme de « polyphonie visuelle » est à reprendre sans cesse. Il dit à la fois la mélodie, la diversité, la séduction qui s’y attachent. Sa narration s’alimente aux sources d’une double appartenance, juive et russe, double socle de culture qui soutient toute la structure humaine, artistique, religieuse. Marc Chagall malgré ces ombres, gardera en lui et à jamais ce regard d’enfant qu’éclairent les lueurs des bougies, la blancheur de la neige, les isbas bleues, l’or dans les églises dont les bulbes se découpent sur le ciel. (La Maison bleue, 1920). Toute sa peinture reprend les thèmes gravés dans la tête enfantine, leur donne la vibration et l’émotion que le petit Moyshe Shagalov surnommé Moshka perçoit partout, comme autant de souvenirs conservés dans la mémoire : l’épicerie tenue par la mère, les magasins aux portes de guingois, les demeures «simples et éternelles comme les bâtiments sur les fresques de Giotto », l’odeur des harengs que le père traîne derrière lui, les oncles assoupis et leurs silhouettes massives derrière les chandeliers, les reflets du samovar, le son des violons lors des fêtes, la fumée des toits quand l’hiver arrive, la lecture de la Bible qui « m’a rempli de vision sur le destin du monde et m’a inspiré dans mon travail »,  le repos du Sabbath. Après l’apprentissage conduit par Yehuda Pen, les cours à Saint-Pétersbourg du professeur Bakst qui trouve que cet élève est le meilleur - « il m’écoute attentivement, prend ses pinceaux et fait tout autre chose » disait-il - vont polir ce diamant et en multiplier les facettes. Car Chagall ne suit personne sinon son instinct et ses préférences, il obéit à un appel innommé. Jamais il ne sera d’une école quelconque, il ne revendiquera un élève, il ne se reliera à un mouvement. Il n’a aucun système, il n’appartient à aucune avant garde. La vocation a fait entendre sa voix. Elle suffit. « Un beau jour - mais tous les jours sont beaux- comme ma mère mettait le pain au four, je lui dis : Maman, je voudrais être peintre », écrit-il dans son livre de souvenirs.  

Dans sa peinture, Chagall montre qu’il est le propriétaire de l’espace qu’il s’assigne. Il s’y meut avec délice, il possède à fond l’instant qu’il s’octroie, il étend ses domaines aux limites des illusions afin de conter ses histoires vraies. L’univers lui appartient, il est partout chez lui. Avec lui, la vie devient une création rassemblée en une hymne, une sphère unique dont tous les éléments s’aimantent et se réfractent en étoiles, que ce soit le sol slave où s’enracinent ses émois du premier âge, les synagogues dont les chants bercent son sommeil confiant, le firmament qui tourbillonne, l’éden où les pas de deux amoureux esquissent une danse aux sons d’un violon enchanté tenu par un homme assis sur le toit de sa demeure, le jardin où le bœuf et l’âne dialoguent derrière la clôture. « Ne réveillez point le peintre ! Il rêve et le rêve est chose sacrée. Chose secrète. Il aura rêvé sa peinture et sa vie. Le monde est sa nuit comme il y fait son jour » a écrit Louis Aragon en 1972.  

A son arrivée en France en 1910, « il mord aux expositions de Paris, à ses vitrines, à ses musées ». L’impécuniosité est compensée par des rencontres fulgurantes avec les autres locataires de La Ruche, dans le quartier de Montparnasse,  Modigliani, Léger, Soutine, Marie Laurencin. L’amitié de Blaise Cendrars et d’Apollinaire, « ce Zeus doux » qui lâchera dans l’atelier de Chagall, devant ses tableaux, le mot de « Surnaturel », le console de la solitude. Paris est désormais pour lui « un second Vitebsk » et fixe de nouveaux ancrages dans son parcours. En 1924, Chagall fait la connaissance prémonitoire d’André Malraux qui lui demandera plus tard de peindre le plafond de l’Opéra de Paris, immense voute-reflet de la « nature supérieure »,  inaugurée le 23 septembre 1964.

Marc Chagall est celui qui a fait de l’éveil quotidien un moment de splendeur. Parmi tant d’autres tableaux merveilleusement étonnants, il compose cette image inoubliable où se hissant dans l’air, se recourbant à se rompre le cou, un  jeune amoureux - évidemment reconnaissable - parvient à embrasser sa fiancée en retournant vers elle son visage pour lui prouver la force de son amour. Cette peinture date de 1917, Chagall a 30 ans, Bella en a 22. Ils se sont mariés deux ans auparavant. Ida leur fille a un an environ. Ils sont installés à Petrograd. Leur idylle a libéré les contraintes, ils se sont élevés tous les deux dans le ciel, lui habillé de vert, elle vêtue de cobalt. Ravis, ils planent, dominent les toits, filent dans le vent en parallèle à la palissade de bois qui ceint Vitebsk. Ils sont pareils à cet ange jaune qui se déploie et plane au-dessus de la maison que les Chagall occupent alors à Cranberry Lake, (Paysage, 1944).

Une immense ombre à nouveau. La Première guerre, son cortège de souffrances, les soldats blessés, les familles décimées. Les œuvres sur papier de cette époque, aux contrastes marqués, prouvent combien l’impact est grand sur sa sensibilité (Le Soldat blessé, 1914, encre de Chine sur papier). Son installation en France oriente vers un nouveau langage son travail. Mais le monde qu’il construit relève de ce désir de rêve « qui est l’expression de la subjectivité ». La mort de Bella en 1944 étale brutalement et encore une fois une grande ombre sur l’existence de Chagall. On pense à cette huile sur toile intitulée Dans la nuit qui bien qu’exécutée un an auparavant, préfigure comme une crainte qui se noue devant un bonheur menacé. Le couple enlacé est enserré par la neige, les maisons, le ciel noir.

Devenu citoyen français en 1937, il poursuit ses voyages ou engage des déplacements multiples, Berlin et Munich, Florence et Venise, Chicago, la Grèce, la Palestine, Le Caire, des lieux où on le reçoit comme un artiste éminent, suprême, unique. Partout, il engrange à son habitude des « documents » qui seront exploités comme des gisements pour de futurs travaux.

Chagall en 1949 réside à Vence. Il a passé la soixantaine. Il est mondialement célèbre. Le plus magnifique est que pendant prés de quarante ans encore, il va poursuivre vers les cimes une carrière glorieuse, entreprendre des travaux colossaux, réaliser des céramiques, des vitraux, des lithographies, des sculptures, illustrer des ouvrages, voyager sans relâche, recevoir des décorations prestigieuses, être nommé citoyen d’honneur de grandes villes, avoir le rare privilège pour un artiste d’assister de son vivant à l’inauguration d’un musée consacré à son travail. Le jour de ses 90 ans, un concert est donné à Nice. Rostropovitch interprète Beethoven. En 1921, quand il avait commencé à rédiger ses mémoires, âgé alors de 34 ans, il  pensait ne jamais atteindre ce grand âge. C’est sur la Côte d’Azur, terre de lumière, terre millénaire, qu’il s’éteindra, le 26 mars 1985, presque centenaire.

Devant ces références qui capitulent et ces arguments de bon sens qui reculent, les tableaux de Chagall peuvent déconcerter. Ces personnages en apesanteur, cette chorégraphie aérienne, ces animaux hybrides, ce cheval aux ailes de feu, ces bouquets de teintes qui explosent comme des feux d’artifice, tant d’apparentes incohérences, tant de cocasseries qu’il faut décoder, d’arbitraire qui exige un éclaircissement, l’œuvre déroute. Ce qui semble facilité à l’œil non préparé est en réalité profondeur, recherche mûrie et renouvelée. « La virtuosité est mise au service d’une spiritualité ». On fatiguait Chagall à lui demander pourquoi le coq rouge vole, le cochon est blanc, le rabbin a le visage vert et la barbe jaune, pourquoi un homme à deux têtes regarde aisément dans des directions opposées. Il n’expliquait rien, il s’agaçait même de ces interrogations inutiles : « Je ne comprends pas du tout mes peintures. Elles ne sont pas de la littérature. Elles sont seulement un arrangement pictural d’images qui m’obsèdent ». Chagall livre un message comblé de grâce, enraciné dans des savoirs séculaires, coulé dans une tradition ancestrale. Sa manière de traiter le temps transcende sa fuite, la durée se condense dans l’instant qui s’étire.

La question de l’identité qui a été au cœur de la vie et de l’œuvre de Chagall, Jean-Michel Foray (décédé en 2012) la pose au début de cet ouvrage et l’éclaire par cette démarche de réaction qui fut la sienne. Belle ouverture sur cette « vaste autobiographie » qu’est cette œuvre. Viennent ensuite quatre chapitres qui traitent de différentes périodes de la vie de l’artiste, soit depuis les années russes de la Première guerre jusqu’à son retour en France en 1949, avec la parenthèse américaine. D’excellents commentaires accompagnent les tableaux présentés. Le fil qui conduit ce texte est celui qui oriente la visite de l’exposition. On en trouvera, au début du livre, le plan, avec l’emplacement des tableaux. Repérage des plus commodes, innovation précieuse. Le parcours permet de circuler dans le temps et la manière de l’artiste, et de voir la récurrence des thèmes qui ont ancré sa vie. Revoir Chagall, relire sa vie, apprendre encore à son sujet, un bonheur dont on ne se lasse pas.

 

Dominique Vergnon

 

Chagall, entre guerre et paix, sous la direction scientifique de Julia Garimorth-Foray, éditions de la Réunion des musées nationaux - Grand Palais, février 2013, 22,5x26 cm, 176 pages, 35 euros.  

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