Sophie Calle : l’invention du secret

« Moi aussi » appartient au registre (rare) du livre d’artiste. A savoir non un livre d’art mais une œuvre d’art conçue en solo – ici par Sophie Calle. Elle poursuit un « genre » qui a commencé avec en 1962 avec Ed Ruscha (« 36 gazolines »), Ben (« Dieu, art total »), Daniel Spoerri et Dieter Roth. L’oeuvre est inspirée par le «Rituel d’Anniversaire» de la créatrice et les cadeaux qu’a reçus le Président François Mitterrand durant deux septennats. Depuis des années l’artiste conservait sans les ouvrir tous ses cadeaux d'anniversaire. Elle les photographiait ensuite avec l'idée d'en faire un jour une exposition ou un livre, elle ne savait pas très bien : « J’ai conservé mes cadeaux d’anniversaire à partir de 1980 et j’ai maintenu ce rituel quatorze années consécutives. François Mitterrand a créé le musée du Septennat en 1986 pour y exposer tous les cadeaux reçus dans ses fonctions de président de la République. Forte de mon année d’avance, j’ai pensé intituler ce livre « Lui aussi ». Mais eu égard à sa fonction, et au nombre de nos cadeaux respectifs - 318 environ de mon côté, 4.700 objets et 18 000 livres environ du sien - j’ai renversé l’ordre » précise Sophie Calle .Tous les cadeaux qu’elle a reçus sont représentés quant à ceux de François Mitterrand retenus il s’agit d’une sélection personnelle de la créatrice.

 

Pour présenter l’ensemble l’artiste s’est inspirée de la couverture d’un livre en velours avec des rubans que les Demoiselles de la Légion d’Honneur avaient offert à François Mitterrand, illustré à l’intérieur de poèmes écrits à son intention. Elle prend même le soin de préciser avec force détails la manière d’ajuster les rubans ! On pourrait penser qu’il s’agit là d’un rituel de « piété ». Mais qu’on ne s’y trompe pas : Sophie Calle a l'odeur de sainteté en horreur. Derrière l’exhibition de ses cadeaux et de ceux du Président l'ostentation possède un aspect particulier et neuf.

 

Jusque là l’artiste par ces actions, livres, expositions  voulait faire surgir les secrets les plus intimes. Le propos est désormais différent. Certes plus que de s'exposer elle entre une nouvelle fois dans la vie d'autrui. Mais ce dernier n’est plus anonyme. « Moi aussi » joue  de la différence entre le vulgum pecus et l’  « imperator » et permet la création d'une accession à soi par l'intermédiaire de l'autre sur lequel - peu ou prou - l'artiste joue de son « pouvoir ». L'Autre (avec son grand A) sert d'appât à une identité qui se définit par la conflagration des double « dépôts ».  A l’aide des cadeaux  elle rejoue une histoire : personnelle d’une part, publique de l’autre.  S’y découvrent les reliques de deux Narcisse. Celle qui les met en scène se revendique comme telle, l’autre plus futé jouait les « innocents ». Mais Sophie Calle n’est pas dupe du dupeur qui feignait de proposer des indices de son intimité. Quoi de plus anonyme toutefois que des cadeaux officiels ? L’artiste les mets en abîme dans la confrontation communicante avec les siens : et c’est un pur délice d’autant que Sophie Calle laisse au regardeur le soin de tirer les conclusions qui s’imposent.

 

J-P Gavard-Perret


Sophie Calle, Moi aussi, Editions 591, Paris.

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