Gustave Fayet, l’audace d’entreprendre

Dans le catalogue qui accompagnait l’exposition consacrée à Paul Gauguin et qui s’était tenue au Grand Palais en 1989, on peut lire, dans la notice du tableau Le Christ jaune, peint un siècle auparavant : « Après quelques hésitations, le grand collectionneur de Béziers, Gustave Fayet, dont on connaît l’audace des choix en matière de peinture, s’en rendra acquéreur en 1903 ». Un mot va nous donner de cet homme trop oublié comme une image plénière et servir de fil conducteur pour le suivre dans son existence : audace. 


Elle est l'une de ses qualités premières sans aucun doute, associée chez lui, il en apporta souvent la preuve, à la raison et à la sensibilité. L’audace de l’entrepreneur viticole qui construit d’incroyables caves, l’audace de l’investisseur qui agrandit régulièrement ses domaines, les audaces du mécène, du conservateur, du collectionneur qui avant les autres promeut et acquiert des œuvres de Van Gogh, Cézanne, Bonnard, Matisse, que les amateurs d’un art alors mal admis par les tenants de l’académisme viennent admirer chez lui, à Paris. L’audace encore du bâtisseur qui achète en 1908 l’abbaye de Fontfroide, laissée à l’abandon, afin de la restaurer et de la garder dans notre patrimoine. 


L’audace enfin de l’artiste qui, partant des uniques et sages leçons de son père et de son oncle certes proches de Daubigny et Corot, s’impose comme un créateur aussi complet que l’éventail de ses talents le lui permet. Il se révélait à la fois peintre, dessinateur, céramiste, créateur de tapis, décorateur, habile à la caricature, fin aquarelliste, élégant pastelliste, illustrateur de livres. Pour tenter de résumer, en affaires comme en art, Gustave Fayet (1865-1925) possédait cet « œil souverain » au moyen duquel il évaluait et jugeait. Celui par lequel également il observait la lumière.  

 

C’est cette lumière qui entre dans ses tableaux en touches vibrantes, détaille les contrastes, les éclaire de rayonnements chauds et vifs comme dans Les Cyprès bleus, une des toiles les plus fortes de Fayet qui, dans l’exposition qui se tient actuellement au musée de Béziers, se trouve avec à-propos rapprochée de L’Ile des morts de Böcklin. Nouvelle lumière qui imprègne tout autant d’une espèce d’aménité vespérale mais aussi de lueurs inquiétantes La Route mystérieuse, un pastel de 1901 dans lequel son auteur associe les tons orangés, verts, bruns. André Suarès notait à la mort de Gustave Fayet que ce dernier «allait toujours à quelque lumière nouvelle, sur une route moins commune, vers une hauteur plus isolée ». On est surpris en regardant dans son ensemble l’œuvre de Gustave Fayet par l’amplitude de son registre. Est-ce bien la même main qui exécute ces portraits-charge où, économe de lignes et de couleurs, elle résume et identifie en quelques contours habiles la personne ciblée? Qui signe vigoureuse, déliée, accordée à la terre provençale, les soixante-treize planches illustrant le poème épique et émouvant que Frédéric Mistral publie en 1859 Mirèio, Mireille ? Qui, pour suivre en quelque sorte l’injonction de son ami Redon, pressentant en Fayet les virtualités d’autres sources créatrices, lui avait dit un jour: « Exprimez dans votre travail la profondeur de votre âme», façonne ces huiles aux camaïeux insolites et ces vases aux reflets étranges ? L’intrépide languedocien n’avait plus qu’à laisser sa main suivre les appels de ce qui chez lui se trouvait à la croisée de la raison et la sensibilité, donnant par-là à son audace comme un surcroît de spiritualité.

 

 

Inévitablement, comme tous, Gustave Fayet se relie à des influences. Dans ses tableaux interviennent le japonisme, l’impressionnisme, le symbolisme. Mais son imagination propre, bien que partie ces mouvements, a assez de résistance pour s’en libérer et explorer un nouvel univers. Cet homme des actions concrètes en prise avec le temps devient alors l’inventeur de formes abstraites hors de la durée. Ces figures nées du mystère de ses pensées, ces visions intérieures informulées, il les dépose sur des « buvards » qui tout en préservant leur éclat, les absorbent lentement. Fleurs sans noms, nuées sans bords, abîmes sans fonds, les jeux mêlés de l’eau et des teintes composent des poèmes qu’avant les yeux l’émotion seule peut saisir. Le regard s’étonne devant ces aquarelles élaborées par cet « architecte » et ce « vigneron »  qui « ne cessait de regarder le ciel », pour reprendre les mots de Louis Vauxcelles. Devant les feuilles présentées, on pense aux féeries de Redon dont cette année marque le centenaire de la mort.

 

Lié d’amitié avec Fayet, Redon à la demande de ce dernier, décore la bibliothèque de Fontfroide, puissante abbaye fondée en 1093, bâtie aux pieds des Corbières, sertie de nature pure et dont chaque pierre est prière. « J’ai risqué la représentation (toujours indéterminée) d’un quadrige conduit par un ou deux être ailés, sorte de fleurs - au milieu des montagnes et de divers gris lumineux. Au mur d’en face est un autre panneau que j’esquisse en noir, et avec la permission de laisser au dévergondage toute la fantaisie imaginaire possible » note Redon durant l’été 1910. Sur les murs latéraux, il réalise deux grands panneaux, Le Jour et La Nuit.  Au-dessus de la porte, plus petit, légèrement cintré, il exécute un troisième panneau, Le Silence. Ils constituent une manière de synthèse de l’œuvre de Redon, quand la délicatesse des lignes s’allie à la magnificence des teintes, quand le « comble de signification est obtenu par un comble de réserve* ». Dans une lettre datée du 27 mars 1907, Redon écrivait que « les couleurs sont le flamboiement du divin autour de notre présence terrestre ». Que ce soit dans cette vaste pièce, dans la salle capitulaire ou dans le cloître, partout ici ces mots se respirent. Des mots que les propriétaires des lieux, depuis cinq générations, s’emploient à faire rayonner.

 

Dominique Vergnon

 

*  Jean Tardieu


Dario Gamboni (Préface), Stéphane Guibourgé, Alexandre d’Andoque, Magali Rougeot, Gustave Fayet, L’œil souverain, Editions du Regard, 255 pages, 160 illustrations, juillet 2015, 24x17 cm, 29,50 euros. 


« Gustave Fayet, paysages rêvés », Musée des Beaux-Arts, Hôtel Fayet, 9 rue du Capus - 34500 Béziers ; jusqu’au 30 octobre 2016


www.fontfroide.com

 

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1 commentaire

huhih

merci pour ce remarquable article !

je vous informe que sur le site www.gustavefayet.fr, on peut voir 2600 œuvres de Gabriel, Léon et Gustave Fayet (dont 1500 de Gustave), et que l'Association du Musée d'Art Gustave Fayet à Fontfroide (MAGFF) continue de faire numériser et de publier des œuvres de Gustave Fayet sur ce site.