La collection Chtchoukine, la peinture au plus haut de l’art moderne

Quel titre, quel adjectif retenir pour être à la mesure ou à la hauteur de cette présentation ? Des superlatifs sans doute, ils deviennent communs, l’essentiel reste au-delà ! Ce serait peut-être davantage du côté de l’émotion, de l’admiration silencieuse, qu’il faudrait chercher des mots. Dans un de ses textes, tous remarquables par leur clarté et leur profondeur, intitulé Contemplations, Anna Baldassari mentionne « le caractère mystique de l’engagement de Chtchoukine en peinture ». Il y a une suite idéale, ici, comme nulle part ailleurs. Ce sont les extrêmes qui sont réunis, la constitution de la collection elle-même, la vie du collectionneur, les noms des artistes, la chance de les voir réunis dans ce lieu. On est devant ces chefs d’œuvre qui sont, le mot est doublement juste, les icônes de l’art modernes. Il faut avoir en mémoire l’origine du terme, venu du russe, lui-même du grec, икона, ikona, l’image religieuse. Cette présentation est l’événement le plus somptueux de cette année dédiée au tourisme culturel entre la France et la Russie. Le culte de l’art poussé aussi loin que possible. Pour le servir, un homme qui a le sens des affaires et le don de pressentir l’incommensurable valeur esthétique de l’art moderne français, de s’en éprendre au point d’être en relations suivies avec les plus grands marchands de l’époque, Ambroise Vollard, Paul Durand-Ruel, Daniel Henry-Kahnweiler, de les additionner, de leur offrir les pièces de son fabuleux palais. Un pionnier, assurément.

 

Cet homme est Sergueï Chtchoukine (1854-1936). Sa vie sera une suite de bonheurs et de tragédies. Il faut la connaître pour comprendre justement ses émotions à lui, et celles qu’il suscite dans le regard de ceux qui voient ses tableaux. Du commerce et des manufactures à son amour pour Lydia Grigorievna Koreneva, de ses voyages en Asie et en Afrique au palais Troubetzkoy, proche du Kremlin, où joue le musicien Alexandre Scriabine, de  l’exil à la mort à Paris, entouré de quelques dernières œuvres, la passion est bien le guide qui lui donne cet œil de précurseur. Il se lie d’amitié avec Matisse, au point de lui acheter, dans son atelier du quai Saint-Michel, en mai 1906,  des toiles par dizaines, dont La Joie de vivre et La Chambre rouge (La Desserte). Henri Matisse se rendra à Moscou en novembre 1911 et sera fêté comme un des meilleurs artistes représentatifs de l’art moderne. 



Une telle passion pouvait devenir addiction, le mot est noté, dérivée vers la folie. Un exemple, en 1914, Chtchoukine ne compte pas moins de 50 œuvres de Picasso. Il ne garde pas pour lui ce trésor sans pareil. Les amateurs découvrent chez lui ces icônes de ces mouvements qui rythment le siècle, impressionnisme, symbolisme, cubisme, fauvisme, orientalisme. « C’est là dans ces salles où la peinture la plus radicale édicte une nouvelle loi optique, physique et philosophique, que s’engage un débat souvent virulent autour des avancées de l’art moderne et que prend naissance l’avant-garde russe » dont Malevitch, Rodtchenko, Larionov, Natalia Gontcharova, parmi d’autres, sont les témoins.

 


Les accrochages révèlent les évolutions de la passion du maître des lieux ; les photos rassemblées dans cet ouvrage, les racontent, avec une « forte charge » émotionnelle. Dans le « Cabinet Cézanne », se côtoient Renoir, Cézanne, Derain, Rousseau, Degas, Denis, Puvis de Chavannes. Dans le « Salon rose », sont accrochées les toiles de Matisse, selon le choix de l’artiste lui-même, quand il est sur place. Il y a le « Cabinet Picasso », et dans la Salle à manger, l’extraordinaire « iconostase » des toiles de Gauguin. Cette grande iconostase est dans la salle 6 de l’exposition. Onze toiles de Gauguin sont là, ensemble, véritable mûr de couleurs et de lumière, les plus intenses et les plus inattendues de la période tahitienne, celles qui évoquent l’être face à sa condition, à l’univers, au paradis de la nature, à la joie. De ces photos qui semblent usées, tout en contrastes de gris, sourd une émotion diffuse qui renvoie à celle que l’on ressent à la lecture des quelques pages où est relaté son séjour dans le Sinaï, en octobre et novembre 1907. « Jamais je ne m’étais souvenu avec autant d’acuité de mon bonheur irrémédiablement perdu…J’étais la cause principale de l’écroulement de mon bonheur ». De salle en salle, à chaque fois, cette peinture au plus haut de l’art moderne éblouit les yeux, provoque la réflexion, invite aux comparaisons, suscite ce «dialogue plastique » entre les artistes. Les portraits, les paysages, les natures mortes, rien qui ne soit une invitation à contempler longuement et par chance ces œuvres qui révolutionnèrent la peinture, de Monet, Pissarro, Signac, Braque, Toulouse-Lautrec, Vuillard.

 

Le 8 novembre 1918, Lénine signe le décret qui stipule que la galerie d’art de Sergueï Ivanovitch Chtchoukine, désormais propriété publique de la République socialiste fédérative de Russie, « présente en matière d’éducation populaire un intérêt national». L’impensable aventure de ces toiles aboutit dans cette somptueuse structure de verre et d’acier, haute voilure à qui l’architecte Frank Gehry faire prendre le vent du large. On ne doit pas manquer de visiter cette exposition, qui ne se renouvellera pas, de lire et de garder comme une référence indispensable ce catalogue qui en impose par ses qualités bien en marge de sa taille, déjà étonnante. Donnons quelques chiffres, pour orienter, en sachant que l’essentiel n’est pas là : sur les 158 œuvres, 127 proviennent de la collection Chtchoukine,  avec 22 Matisse, 29 Picasso, 12 Gauguin, 8 Cézanne, 8 Monet, et 31 œuvres des avant-gardes russes, peintures et sculptures. Reprenons le titre et inversons à peine les mots, pour l’émotion de voir, pour une rencontre exceptionnelle, l’art moderne au plus haut de la peinture.

 

Dominique Vergnon

 

Sous la direction d’Anne Baldassari, Icônes de l’art moderne, la collection Chtchoukine, Fondation Louis Vuitton - Gallimard,  478 pages, 540 illustrations, 30x28 cm, octobre 2016, 49,90 euros.

 

www.fondationlouisvuitton.fr; jusqu’au 20 février 2017 

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