Masaccio, le grandiose et le dramatique
Il est mort à 27 ans, soit une douzaine d’années de carrière, d’une richesse que la fulgurance renforce. Que n’aurait-il fait si son existence s’était prolongée ? Le mot a bien un sens, il faut l’employer ici, celui de génie. C’est d’une certaine façon ce génie, naturel et immense, que salue ce livre. On l’ouvre avec le sentiment d’honorer un artiste trop peu connu. Avec le plaisir aussi d’en découvrir l’inventivité et l’originalité. Le format choisi favorise beaucoup la découverte.
Né en 1401, mort en 1428, Masaccio travaille à ses débuts auprès d’un artiste reconnu, Masolino da Panicale, de son vrai nom Tommaso di Cristoforo Fini, qui avait aidé Ghiberti dans la réalisation de la première porte du Baptistère de Florence. Ils ont deux manières de comprendre les choses, qui se complètent. Masaccio pourtant dépasse par son aptitude à innover son compagnon. Sans aucun doute, il s’inscrit dans la veine de Giotto, qui reste le grand maître de ce discours sacré adressé avant tout à l’âme. Toutefois il l’enracine davantage dans la longue tradition italienne et lui confère une portée sans précédent.
Masaccio est un conteur merveilleux, qui invite le regard à traverser une histoire qu’il déploie avec aisance, ajoutant à ses narrations une densité et une coloration inégalées. Plus encore, sa maîtrise de la construction assure aux scènes la profondeur nécessaire pour qu’elles se situent dans l’espace et séduisent l’œil, en totalité. Citons ce que notait l’historien d’art Ernst Gombrich, admirateur de ces « artifices techniques de la peinture en perspective qui d’ailleurs, à eux seuls, devaient émerveiller par leur nouveauté » les contemporains de l’artiste. Masaccio possède un don qui touche directement le cœur, celui de peindre les émotions des personnages qui lentement prennent vie sous ses pinceaux. Ce qui fait que son propos acquiert un nouvel attrait, au-delà de ce qui serait seulement descriptif. En observant les joies et les souffrances, nous partageons la vérité intérieure des êtres, qu’ils soient ceux de ce monde terrestre ou ceux qui appartiennent aux sphères célestes. Double profondeur, celle du tableau, celle des caractères. Comme on a pu le dire, c’est la substance même du vivant qui est ainsi étudiée, exposée, dévoilée, dénudée.
Souvent reproduits, régulièrement repris pour évoquer le style de Masaccio à la jonction de la puissance divine et du drame de la condition humaine, Adam et Eve chassés du Paradis sont les exemples les plus éloquents et les plus touchants de son talent. Ce qui se réduirait pour un autre seulement à du lyrisme classique devient chez lui un manifeste esthétique entier. Masolino peint les deux exclus de l’Eden. Ils sont empreints du « culte de la forme humaine, élégance naïve et suavité » alors que ceux de Masaccio sont marqués par une « âpre passion, intransigeante et pathétique sincérité ». André Chastel, autre éminent historien d’art, parle de « figures d’un calibre puissant, d’une humanité solide, indifférente à la grâce mais robuste et d’une frappe héroïque ».
En 1424 environ, à la suite de son oncle Pietro (ou Piero), Felipe Brancacci, un négociant en soie toscan fortuné qui est également ambassadeur, passe commande pour la décoration de la chapelle « située dans le bras droit du transept » de l’église Santa Maria del Carmine, construite à partir de 1268 par l’Ordre du Carmel, au sud de l’Arno, à Florence, dans un style roman. Masolino contacté le premier fait appel à Masaccio. Leur collaboration est efficace, active, respectueuse des idées et des manières de chacun. Le résultat est ce joyau pur et parfait, cet écrin où chaque fresque est en soi une œuvre surprenante. Modifiée par la suite, sauvée de la destruction par Vittoria della Rovere, rescapée d’un incendie, restaurée pendant cinq années de 1983 à 1988, la chapelle aujourd’hui n’a rien perdu de sa grandeur en dépit de son intimité. Masolino une fois parti pour la Hongrie, Masaccio travaillera seul, puis se rendra à Rome où il décèdera. On estime qu’il a peint pendant environ trois mois dans la chapelle. Seul compartiment du triptyque achevé de sa main, le panneau où se tiennent debout saint Jérôme et saint Jean-Baptiste, somptueux ensemble où dominent les tons rouges, carmins, écarlates, vieux roses des habits déclinés dans une gamme restreinte qui met cependant en valeur chaque pli et la subtilité des étoffes, est le testament artistique de Masaccio. Filippino Lippi achèvera les peintures, apportant une autre touche, un nouveau style, tel qu’on l’observe par exemple dans la scène montrant saint Pierre libéré de prison.
Spécialiste de l’art florentin des XVème et XVIème siècles, directeur aux Offices et dans d’autres musées prestigieux, auteur de nombreux ouvrages dont un remarquable Botticelli paru chez le même éditeur en 2008, commissaire d’expositions, Alessandro Cecchi aborde dans ces pages l’ensemble de la vie et l’œuvre de l’artiste. Il les replace dans leur contexte historique, montre comment il passe en quelque sorte de l’art gothique à l’art renaissant, explicite les ressorts de sa modernité grâce à l’usage résolument novateur qu’il fait de la perspective, ce qui a pour effet de créer l’impression de troisième dimension. On voit en effet combien Masaccio sait dans ses compositions agencer les situations, calculer les points de fuite pour accroître la réalité, placer au juste endroit le héros ou le martyr. En suivant leur chronologie, Alessandro Cecchi aborde une à une ces réalisations majeures comme l’extraordinaire Polyptyque de Pise à l’éblouissante prédelle. Il explicite, dans les commentaires des reproductions, le « caractère grandiose et dramatique » du retable, pour reprendre ses mots. Par la taille, la précision des cadrages, l’intelligence de la mise en pages, les illustrations de ce magnifique livre introduisent bien le lecteur dans les œuvres de Masaccio. La qualité des reproductions permet de voir de près les détails, les couleurs, les visages, jusqu’aux reliefs des paysages, aux crinières des chevaux, aux sculptures, à l’architecture des bâtiments. Chacun des tableaux exécutés par Masaccio, qui sont autant de chefs d’œuvre, se révèle dans sa vérité. Que ce soit pour sa solennité ou sa spontanéité, on est invité à suivre l’élan créateur d’un des plus éblouissants maîtres de la première Renaissance.
Au terme d’une trop brève existence foudroyée par la mort, Masaccio le « gros Thomas » a réussi à être la charnière de deux siècles, alliant la gravité de la foi à la réalité de la vie, l’énergie à la douceur, le sacré au profane, la simplicité à la science. A la pesanteur il a donné de la légèreté, à la rigueur morale de la bienveillance. Il fait partout apparaître sur les visages les saisissements, les résolutions, les interrogations qui pourraient être nôtres. La figure de saint-Pierre, qui est en quelque sorte l’acteur principal de la chapelle qui lui est dédiée, exprime tour à tour ces sentiments. Giorgio Vasari, dans ses Vite, nous décrit le personnage, considéré de nos jours comme un peu bohême : « Distrait, rêveur, comme un homme dont toutes les pensées et la volonté étaient tournées uniquement vers les choses de l’art, il s’occupait peu de lui-même et encore moins des autres. Comme il ne voulut jamais penser, en aucune manière, aux choses de ce monde, dont il ne se souciait pas plus que de son costume, il fallait qu’il fût réduit au plus extrême besoin pour réclamer quelque argent à ses débiteurs. Il se nommait Tommaso mais on le surnomma Masaccio, non pour sa méchanceté, car il était la bonté même, mais à cause de ses étrangetés ». Il était, ne n’oublions pas, cultivé selon les critères de l’époque, ingénieux, et sans doute plus raffiné qu’on ne le penserait volontiers. Vasari ajoutait: « Tout ce qui a été fait avant Masaccio est peint; mais tout ce qu’il a fait est vrai et animé comme la nature même ». Ce livre en apporte le remarquable témoignage.
Dominique Vergnon
Alessandro Cecchi, Masaccio, Actes Sud - Imprimerie Nationale Editions, 368 pages, 220 illustrations, 28,8x33,5 cm, octobre 2016, 140 euros.
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