L’histoire de l’abstraction géométrique sous nos yeux

Si vous avez l’occasion de passer à Paris entre le 3 mars et le 22 avril 2017, faîtes donc un crochet par les rues des Beaux-arts (galerie Le Minotaure) et la rue Mazarine (galerie Alain Le Gaillard), vos yeux éblouis vous remercieront de tant d’attention portée à leur égard… Et votre curiosité artistique sera comblée par la découverte des archives présentées à la galerie Jean-François Cazaeu et par la lecture du très beau catalogue publié à cette occasion.

Car il s’agit bien d’un événement majeur, d’autant plus important que ces peintures sont le plus souvent montrées… dans un musée ! Or vous ne risquez pas de les revoir dans une institution puisque elles sont vouées à être vendues à des collectionneurs, c’est donc bien la seule et unique fois que vous serez en face de ces merveilles.

 

Pensez donc, depuis quand avez-vous pu admirer dans une galerie Laszlo Moholy-Nagy, Fernand Léger, Vilmos Huszàr, František Kupka, ou encore Étienne Beothy, pour les plus représentatifs (sans oublier Hélion, Valmier, Delaunay, Bozzolini ou Warb, etc.), comme cela, d’un seul tenant d’un seul… Avec la possibilité d’écouter, dans la cave de la rue Mazarine, entouré d'un immense plâtre de Beothy et de trois sublimes tableaux, en entretien entre Herbin et Kouro.

Toute cette famille regroupée autour d’Auguste Herbin, clé de voûte de la collection patiemment constituée par Jack Kouro depuis les années 1930, offre au visiteur un voyage dans le temps, à une époque où l’art était cent fois plus pétillant, créateur et intéressant qu’aujourd’hui.

 

 

F. Léger, Éléments mécaniques, 1925
Huile sur toile, 65 x 45 cm


Historienne de l’art, Maria Tyl nous prend par la main dès les premières lignes, dans un style limpide et plaisant, pour nous faire découvrir l’extraordinaire dessein de la collection Kouro.

Jack Kuropatwa arrive à Paris dans les années 1920 de sa Pologne natale et ouvre avec son frère une fabrique de chapeaux ; puis le succès venu il va diversifier ses activités dans la confection de costumes sur mesure. Mais ce qui le passionne réellement c’est l’art, avec un amour particulier pour la peinture. Laquelle se signalera dès son mariage par le jeu du hasard : sa femme travaillant à côté de l’épicerie tenue par l’épouse d’Henri-Jean Closon – le pionnier de l’abstraction belge venu à Paris en 1918 qui côtoya dès les années 1930 les milieux d’avant-garde, dont Abstraction Création – lequel présenta à Kouro les ateliers des artistes : Béothy, Kupka et… Herbin, avec qui Closon partageait cette obsession pour les théories de la couleur. Et l’amitié fit le reste.

 

Maintenant, écoutez, monsieur Herbin, vous savez que moi je suis depuis de longues années un grand admirateur, pas seulement un ami, mais un grand admirateur […] j’ai déjà un tableau de chez vous depuis 1928 dans ma collection. En tout cas, tout ce que je peux dire, je suis tellement attaché à vous que je suis obligé (vous me tirez tout le temps, on dirait qu’il y a une force qui me tire) de venir voir les œuvres que vous faites et vous avez un grand plaisir à me les montrer.

 

Herbin et Kouro se voyaient presque tous les lundis, ballades, pique-niques, conversations à bâtons rompus ; et achat d’un tableau par an au minimum. Si bien qu’au fil du temps, Herbin représente la majeure partie de la collection, et cette exposition est aussi une manière de le (re)mettre en avant, lui à qui nombre d’artistes doivent tant, lui qui marqua de son empreinte une période importante de l’histoire de l’art – et de la peinture du XXe siècle – au même titre que Kandinsky ou Picasso.
Mais si le marché a ses règles impitoyables, l’histoire se fait ici un malin plaisir de corriger les erreurs. Car, si en 1956 Herbin reçoit la reconnaissance qu
’il mérite – les 24 œuvres offertes à la ville du Cateau-Cambrésis constituent une deuxième collection permanente pour le musée créé par Matisse en 1952 – les méandres de loubli vont lavaler



F. Del Marle, Composition, c. 1946-47
Technique mixte sur carton, 61 x 33,5 cm

 

Quand Herbin arrive à Paris, il s’installe au Bateau Lavoir – y croise Braque et Picasso, dont il héritera de l’atelier – et tergiverse entre figuration et abstraction. La Première Guerre mondiale éclatant, son marchand, le sulfureux Rosenberg, le planque à l’usine d’aéronautique de son beau-frère pour travailler sur le camouflage des avions – ce qui lui évitera le front et de vivre des situations aussi ubuesques que de voir « Apollinaire, Braque, Derain, Duchamp-Villon, Léger, Gaudier-Brzezka […] combatt[re] d’autres artistes ennemis tels Beckmann, Dix, Ernst, Heckel, Macke, Marc, Richter, Kokoscha, Schiele et […] l’artilleur Max Ernst bombard[er] les tranchées où Paul Eluard montait la garde ».) De cette contrainte, Herbin en fait un défi et il utilise l’avion comme un cobaye, le support parfait pour y essayer son nouveau langage de l’abstraction et de la géométrie.

Si bien qu’en 1927, le déchirement cesse, le doute n’est plus permis : adieu la figuration !

 

Pour ma part je reviens à l’abstraction avec des idées toutes différentes de celles que j’ai cultivées antérieurement.
Je ne prends pas soin de ma réputation et ce n’est ni le hasard,
ni le jeu, ni le calcul qui commandent ma transformation.
Changer d’air c’est sauvegarder la vie.
Changer de maîtresse c’est sauvegarder l’amour.


Bien lui en a pris car l’entre-deux guerres est LA période faste de l’art en France : entre Michel Seuphor qui crée en 1930 le groupe et le revue Cercle et Carré (Piet Mondrian, Vilmos Huszar, Wasily Kandinsky, Kurt Schwitters, Carl Buchheister ou Henryk Stazewski) ou Jean Hélion qui pilote le mouvement Art Concret (Théo Van Doesbourg, Carlslund, Tutundjian, Wantz et Shwab), la création fourmille d’idées folles et la peinture avance vers des horizons inconnus : peut-on faire dialoguer le cubisme, le futurisme et le purisme en cherchant à humaniser la géométrie et à géométriser l’humain ? l’élément pictural n’a-t-il d’autre signification que lui-même ? une pensée peut-elle être réalisée optiquement (c’est-à-dire grâce aux éléments concrets tel un carré, un cercle et une couleur) ?



A. Herbin, Blé I, 1947
Huile sur toile, 92 x 73 cm

 

Laissant ses pairs se crêper le chignon, Auguste Herbin creuse son sillon dans le calme de son atelier, et malgré un engagement temporaire à la tête de Abstraction Création il préfère la recherche. Et elle aboutit à la mise en place d’un alphabet plastique qui va orienter désormais toute son œuvre.

 

J’ai inventé ce système, ce moyen, cette méthode, simplement pour avoir la possibilité illimitée de création et de renouvellement. Étant donné que l’art abstrait s’est détaché de l’objet, il faut trouver un autre moyen pour remplacer la réalité objective par quelque chose d’autre. Moi j’ai imaginé ce moyen c’est-à-dire au lieu de représenter l’objet je pars d’un mot. J’étudie les possibilités abstraites de ce mot et comme dans le dictionnaire il y a des quantités de mots, je n’ai pas fini mon travail… j’en ai encore beaucoup sur la planche !

 


Tout comme pour Kandinsky et Mondrian, Herbin a compris qu’il n’y a pas de peinture sans spiritualité. Aussi s’est-il mis à étudier les écrits de Goethe, Wronski et Steiner (qui par ailleurs furent les inspirateurs du Bauhaus), la théorie de la couleur (sa nature physique et spirituelle) et les correspondances ésotériques entre les formes géométriques, les couleurs, les notes de musique et les lettres de l’alphabet.

Il y aurait donc moyen de résumer le monde à travers un code offrant une possibilité illimitée de variantes ?

Affirmatif, sommes-nous enclins à penser au sortir de cette magnifique exposition ; et nous acquiesçons de concert après avoir lu le catalogue.

 

François Xavier

 

Maria Tyl, Art abstrait géométrique – Des origines aux réalités nouvelles – Autour de la collection Kouro, 245x205, couverture rigide thermoformée, près de 150 illustrations couleur et noir & blanc, Éditions Le Minotaure, février 2017, 150 p. – 30,00 €

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