Van Gogh, la religion de l’art

Une vie brève, des tableaux d’incandescence, une existence brûlée au feu du soleil, des amitiés, de la foi, de l’art, de la révolte. Vincent Van Gogh, plus qu’aucun autre artiste, a poussé jusqu’à l’extrême, suivant une logique qui n’appartient qu’à lui, son ardeur de vivre, ses élans, ses impulsions. Ses passions et ses déraisons, il en a multiplié les forces et les dangers, avec autant de loyauté que d’infidélité. Paul Colin, auteur d’un petit ouvrage publié en 1925, écrivait que Van Gogh « portait en lui comme un drame ». Un terme qui fonde son humanité et liée à elle, sa solitude. La fatalité en est l’aboutissement. Le rapprochement avec Dostoïevski est souvent fait, à juste titre. Au fil du parcours créateur, la religion dont il reconnaît dans ses correspondances avoir besoin se tournera en rébellion. En juillet 1880, il écrit à Théo : «…tout ce qui est véritablement bon et beau, de beauté intérieure morale, spirituelle et sublime dans les hommes et dans leurs œuvres, je pense que cela vient de Dieu et que tout ce qu’il y a de mauvais et de méchant dans les œuvres des hommes et dans les hommes, cela n’est pas Dieu, et Dieu ne trouve pas cela bien non plus. Mais involontairement je suis toujours porté à croire que le meilleur moyen pour connaître Dieu, c’est d’aimer beaucoup ».

 

Professeur d’histoire de l’art de la période moderne, spécialiste entre autres domaines de la peinture flamande et hollandaise, Jan Blanc, qui a fait paraître chez le même éditeur en 2014 un magnifique ouvrage, « Vermeer, la fabrique de la gloire », aborde dans ce non moins remarquable livre un aspect fondamental qui n’est pas toujours pris en compte, les rapports de Van Gogh avec la religion. En menant une double analyse de l’œuvre et du caractère, il invite le lecteur à une nouvelle connaissance du peintre, le plaçant au regard de cette foi tour à tour exprimée et refusée, torturée et apaisante, exacerbée par les crises et recherchée à la manière d’une source dans le désert. 


On suit un Van Gogh enflammé par ses projets et blessé par ses excès et ses pudeurs, passant de la confiance à la défiance. « Mais la consolation de cette Bible si attristante qui soulève notre espoir et notre indignation, nous navre pour de bon, tout outré par sa petitesse et sa folie contagieuse, la consolation qu’elle contient, comme un noyau dans une écorce dure, une pulpe amère, c’est le Christ » (à Emile Bernard, juin 1888). On pense à Gauguin, qui la même année, écrivait à Emile Schuffenecker, un des peintres de l’école de Pont-Aven, rencontré en 1872 : « Quel artiste, ce Jésus, qui a taillé en pleine humanité ! A défaut de peinture religieuse, quelles belles pensées on peut invoquer avec la forme et la couleur ». L’affirmation de la croyance est aussi vive et absolue que son contraire. Le titre du livre résume cet écartèlement et peut-être cette absence d’enracinement dont Van Gogh n’avait guère besoin tout autant que son refus de se reconnaître dans une filiation.

 

On peut se poser de nombreuses questions sur la vocation de Van Gogh en mettant ce mot au pluriel. L’auteur analyse avec finesse les liens qui dès son enfance le rattachent à l’église, au-delà de celle que représente son père calviniste, et qui se resserrent à mesure qu’il souhaite justement s’en déprendre. Lui sera davantage qu’un pasteur, il sera le semeur ! En contrepoint, l’autre versant de ses désirs et de son caractère s’impose, puisque c’est à vingt-sept ans qu’il décide « de se former sérieusement à l’art de dessiner et de peindre ». Van Gogh passe en quelque sorte d’une ligne de crête à une autre, en quête d’une vérité qui puisse répondre à sa soif intérieure. « Je méprise profondément les règlements, les institutions, etc. Enfin, je cherche autre chose que les dogmes… ». Au-dessus de cela, reconnaissant l’espèce de rayonnement supérieur de la vie et des êtres, il souhaite « peindre des hommes ou des femmes avec ce je ne sais quoi d’éternel dont autrefois, le nimbe était le symbole ».

 

En établissant ces parallèles, l’auteur met en lumière cette tension qui habite l’artiste et explique le sens de ses compositions. Ce qui pourrait apparaître dans ses sujets comme une banalité quotidienne est sous ses pinceaux transfiguré et acquiert une dimension quasi spirituelle. Au fil des pages, les éclairages apportés permettent de comprendre le pourquoi de la démarche de Van Gogh qui le mènera jusqu’à Auvers-sur-Oise, avec notamment l’étape essentielle de la Provence. L’Autoportrait à l’oreille bandée et à la pipe (huile sur toile, 1889) montre que, selon ce même balancement des sentiments et des perceptions, Vincent en peignant le bandage de son oreille ne cache pas son acte, admet sa souffrance sans s’en glorifier. Cette douleur physique ne l’accompagne-t-elle pas depuis toujours, muée en tourment intérieur? Ne serait-t-elle pas la médiatrice, autant désirée que rejetée, qui lui a inspiré ses plus beaux tableaux ? Illustré avec abondance et une extrême qualité, voici un texte qui ouvre d’amples perspectives sur la vie de Van Gogh, offrant un regard dense et pénétrant sur son destin foudroyé.

 

Dominique Vergnon

 

Jan Blanc, Van Gogh, Ni Dieu ni maître, Citadelles et Mazenod, collection « Les Phares », 432 pages, 350 illustrations, 27,5x32,5 cm, mars 2017, 189 euros.       

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.