Olga Picasso, une vie à l’épreuve d’une œuvre

Elle a passé une vingtaine d’années auprès de lui, à le voir dessiner et peindre, à partager sa renommée croissante, à l’inspirer, davantage, à imprégner son œuvre de sa présence, à élever leur fils Paul, à vivre aussi les heures douloureuses de la séparation, de la maladie, à penser aux siens en proie aux extrêmes duretés des événements historiques. Elle est tour à tour et en même temps l’épouse, la muse, le modèle, la mère. Celle qui accueille dans le salon de la rue La Boétie Cocteau, Satie et le critique d’art anglais Clive Bell (crayon graphite sur papier, 1919). Celle qui est la vedette souriante des films tournés à Dinard ou Cannes. Celle qui poursuit l’homme qui s’est détourné mais qu’elle aime jusqu’au bout, ne pouvant accepter de devenir la femme délaissée au profit d’une autre qui va prendre sa place, en l’occurrence Marie-Thérèse Walter. Elle, c’est Olga, née dans une ville d’Ukraine, ayant intégré la troupe des Ballets russes, que le « phénomène Picasso », selon les mots de Joachim Pissarro, professeur et historien de l’art, un des trois commissaires et un des auteurs de ce remarquable catalogue, abondamment documenté, épouse le 12 juillet 1918 à Paris.

 

L’artiste, multipliant ses regards autour d’Olga, nous donne une admirable série de portraits de la jeune femme, huiles, pastels, gravures et dessins confondus, soulignant l’élégance des gestes et la grâce du visage, avec cette réserve et cette gravité sans doute accentuée par la légère inclinaison de la tête qui la distinguent. Pour reprendre encore les mots de Joachim Pissarro, Picasso se révèle au sens propre un « polyglotte », c’est-à-dire celui qui parle tous les langages esthétiques. 


Rien n’est plus révélateur de cette « extrême versatilité », de cette capacité de Picasso à passer avec une égale éloquence d’une manière à une autre, que ces différents portraits où l’on voit Olga assise dans un fauteuil, évoquant Ingres, Olga coiffée d’une mantille à la manière naturaliste, Olga à la chevelure dénouée saisie dans un réseau de lignes qui donnent à cette femme, qui ne serait chez un autre dessinateur qu’une silhouette quelconque, son épaisseur vivante, Olga encore lisant, ici réduite à un profil anguleux presque cassé, là magnifiée dans un ovale parfait, deux visions radicalement opposées grâce seulement à des jeux subtils ou appuyés de traits, d’ombres, de touches, de modelés.

 

Cette extraordinaire aptitude de Picasso à broder autour d’un thème pour l’amplifier et le renouveler se retrouve dans la magnifique section dédiée à la maternité, ode à l’amour maternel et familial. Assise tantôt sur une chaise, tantôt par terre, avec le petit Paul serré d’affection entre ses genoux, entourant l’enfant de douceur dans la rondeur des bras, elle inspire à Picasso une espèce de tendresse des volumes qui renoue ici avec les formes anciennes et renvoie l’attention, au moyen des drapés, de la chevelure, des profils, aux canons renaissants redéfinis dans une approche résolument personnelle, libre, nouvelle, dont la puissance expressive ne perd rien de son lyrisme.    

 

Même virtuosité de ce langage esthétique s’agissant de Paul, qui apparaît en arlequin, célèbre portrait s’il en est de 1924, mais aussi montré dessinant à son pupitre, ou alors sur un âne, ou studieux, ou en Pierrot, le pinceau comme le crayon, l’huile comme la gouache, suivant l’évolution en âge du jeune garçon et à chaque fois offrant un regard différent des autres, rappel classique et annonce cubiste intercalant les écritures.  

 

En 1955, après le décès de sa mère, Paul va ouvrir la malle-cabine d’Olga. Son contenu est celui d’une véritable malle aux trésors longtemps oubliés, renfermant lettres, objets, photos, livres, effets personnels, rassemblés par des mains attentives, seul bien personnel conservé de ces années partagées. La malle de voyage est frappée des initiales O.P. Toute une existence se livrait aux yeux du petit-fils. S’éclairait par la même la relation entre « ces deux immigrés » venus de deux horizons que rien ne devait a priori réunir.

 

Tout au long de cette exposition qui lui est consacrée pour la première fois, Olga se retire et s’impose de façon aussi discrète que dominante, comme si la présence à ses côtés d’un homme tel que  Picasso tour à tour l’effaçait et la mettait en pleine lumière, dans une suite de rapports fusionnels, antagonistes, violents parfois, allant de l’hommage total à l’éloignement complet. Ce sont ces liens forts puis ces changements brusques de la vie conjugale qui animent ces œuvres au centre desquelles, comme le signale une des salles de l’exposition, Eros et Thanatos se rencontrent pour s’unir autant que se détruire. Ils sont représentés par ce Minotaure, résumant en lui les « pulsions de vie et de mort ». De l’amour à l’aversion, la distance entre Olga et Pablo s’évalue à l’aune des couleurs, des formes, des signes visibles, quand l’image qui était sérénité et félicité se change en menace et déformation, quand la teinte paisible se transforme en tonalité agressive. « Chaque tableau est une fiole pleine de mon sang. C’est avec cela qu’il a été fait » dira Picasso. Le Baiser, huile sur toile de 1931, « réunissant une figure aux yeux clos, abandonnée et un personnage au regard qui se détourne, est le symbole du déclin et de l’ambiguïté de cette relation amoureuse qui cannibalise les rapports du couple ». Ce parcours des contrastes entre les œuvres équivaut en quelque sorte à parcourir leur vie intime à tous les deux et à en suivre les divergences.

 

Le long travail d’érudition effectué dans les archives permet de revivre une époque d’intensités et de ruptures, dans un contexte international dramatique. Bernard Ruiz-Picasso, petit-fils d’Olga, a ouvert la malle et en partage le fabuleux, riche, inédit et émouvant héritage. Jusqu’à la fin, la vie d’Olga sera unie à celle de Picasso. « Aimer Picasso et être malheureuse : une mission, un destin ? ».  Il faut aller voir dans ce somptueux édifice qu’est l’Hôtel Salé, ouvert en 1985, possédant une immense collection de peintures, sculptures, œuvres graphiques, ouvrages sur  Picasso, cette superbe exposition qu’accompagne un non moins superbe et dense catalogue.    

 

Dominique Vergnon 


Sous la direction d’Emilia Philippot, Joachim Pissarro et Bernard Ruiz-Picasso, Olga Picasso, Gallimard - Musée national Picasso-Paris, 312 pages, 280 illustrations, 22x28,7 cm, mars 2017, 39 euros.     

 

www.museepicassoparis.fr; jusqu’au 3 septembre 2017

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