Frans Masereel, l’œuvre qui dénonce

Ses œuvres accusent, pointent, désignent, attaquent ! Quoi ? La société qui exploite, détruit, différencie, profite. Dans cette longue bande cinétique qui déroule les défaites de la vie, des espaces de mélancolie et des moments de rêverie offrent un temps de repos (Souvenir/Le passé, 1925, encre sur papier). Frans Masereel (1889-1972), armé de ses crayons, ses tubes de couleurs, ses gouges, ses plumes, combat un monde qui lui semble injuste, despotique, profiteur, égoïste, agressif. Pourquoi ? Parce qu’il est à la fois un artiste engagé et un pacifiste convaincu. Il y a, dans ce qui paraît à première vue un chaos et un vertige visuels, un ordre et une cohérence : la cible que la pensée atteint. Sous le tragique, l’humour dévoile les fautes et les bienveillances (Désir, 1921, gravure sur bois). 

 

Derrière des lunettes rondes et un costume élégant, un idéaliste se révolte ! Sur la feuille ou la toile, son motif est politique. Son langage est celui d’une esthétique mise au service d’idées intimes, son dessin devient un témoignage exécuté au service de l’anarchisme. En s’appuyant sur les contrastes dont il aime exagérer les oppositions afin de renforcer son discours, Masereel capture le regard et l’oblige à détailler la scène où s’animent des personnages au milieu de structures rigides, dans des éclats d’étoiles, de hachures, d’ombres, de tons vifs, le tout au milieu d’une surabondance de détails. Non seulement il fait fi des rapports de proportions et des perspectives mais il semble avancer dans son raisonnement au mépris parfois de la bienséance, ce qui ajoute beaucoup d’intérêt à sa démarche.

 

Satirique, railleur, acide, manié comme un scalpel, le trait par lequel il décrit ses contemporains ne traduit rien moins que la morsure de son regard envers eux. Mais cette volonté de résistance va de pair avec un manifeste d’espoir et de solidarité. L’homme, victime du progrès et prisonnier de cette Babylone impitoyable privée de ciel et de nature qu’est la ville (Okay, 1965, gravure sur bois) est aussi l’acteur de ses loisirs (Sortie de cinéma, 1925, aquarelle sur papier) et éventuellement de son futur. Se cultiver, célébrer les joies de l’existence, aider le prochain agissent comme des contrepoids à cet enfermement. Daté de 1924, montrant une femme et un homme chacun sortant de sa fenêtre pour s’embrasser au-dessus du vide chaotique de la rue, Le Baiser formule dans un jeu antagoniste de noirs et de blancs cette possibilité de renaissance. C’est ce monde contemporain que selon les mots de Stefan Zweig, ces gravures « permettent à elles seules de reconstituer ». Elles font de leur auteur un chroniqueur averti des drames et des espoirs des hommes.  

 

Né à Blankenberge, ville côtière belge, Masereel a débuté sa carrière avec la gravure sur bois. Sa diffusion multiple permet de « parler à des milliers d’hommes », comme il le souhaite. Agrémenter des ouvrages sert le même but. Ses illustrations pour Baudelaire, Romain Rolland (La révolte des machines), Thomas Mann, Henri Barbusse, Georges Duhamel, Emile Verhaeren, parmi d’autres écrivains, rendent compte de sa puissance graphique et de son imagination sans limites. Ses « images peuvent être comprises de tous…ses œuvres appartiennent…à une démocratie imaginaire » notait encore Stefan Zweig.

 

Un succès international lui vient notamment avec ses « romans sans paroles » et ses nombreuses collaborations à des publications militantes. Citons, parmi d’autres, ses planches pour l’hebdomadaire international fondé par Henri Barbusse, Monde, revue qui compta dans son comité éditorial Albert Einstein et Maxime Gorki et dans ses illustrateurs Georg Grosz, Picasso, Miró, Derain et d’autres.

 

Ses voyages le mènent aux Etats-Unis. En 1925, Masereel crée une imposante série de gravures sur bois réunies dans La ville, thème inspiré par les cités géantes américaines. Ce portrait de la modernité urbaine, avec ses hauts immeubles troués de centaines de fenêtres, ses enseignes lumineuses en cascade, la foule qui remplit les rues où se pressent toutes sortes d’attractions, pourrait caricaturer la ville en général saturée de plaisirs collectifs aussi bien que de solitudes anonymes.

 

Comme pour chaque sujet dont il dénonce l’absurdité ou la cruauté, que ce soit la guerre, l’industrie, la bourgeoisie, les traits et les couleurs de Masereel se révèlent sans concessions, ni à la douceur ni à l’harmonie. Il mêle avec habileté et intransigeance le fantastique, le réalisme,  le sinistre afin de provoquer le jugement et entraîner l’adhésion aux causes qu’il entend défendre. Comme Vallotton auquel ses bois font penser, Masereel adopte un style narratif qui vise le cœur et fait mouche à chaque coup. Allégorique ou au contraire résolument réaliste, en marge du fantastique et de l’expressionisme, hyperréaliste, considérée dans sa totalité, l’œuvre de Frans Masereel constate et conteste, allant toujours jusqu’aux extrêmes. Les quelques 170 œuvres réunies sont une magnifique invitation à entrer dans son tribunal qui s’étend aux dimensions d’un univers.

 

Dominique Vergnon

 

Ilse Roosens, Phillip Van den Bossche et al, Frans Masereel et l’art contemporain, la résistance en images, édité par Mu.ZEE, 351 pages, 143 illustrations, 19x26 cm, mars 2017, 55 euros (tiré à part en français)

 

www.muzee.be; jusqu’au 3 septembre 2017

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