Lucas Cranach, de la dévotion à la séduction

De son lieu de naissance, il tire son nom. Lucas Cranach est en effet né en 1472 dans une petite localité de Haute Franconie appelée Kronach. Son père, peut-être peintre, aurait pu le former, mais rien n’est moins sûr. Parti pour Vienne au tout début du XVIème siècle, Lucas Cranach débute réellement sa profession en exécutant des tableaux où les paysages, qui sont autant de petits théâtres de verdure et de roches inondés de lumière douce, tiennent une place éminente, comme on le voit dans le Portrait d’un juriste, (1503), en l’occurrence celui de Johann Stephan Reuss. Ces paysages, inspirés de ceux qui bordent le Danube, aux atmosphères à la fois irréelles, idylliques et gothiques, se retrouveront sur d’autres œuvres tardives, comme celui qui entoure La Loi et la grâce, (peinture sur bois, 1529), une allégorie illustrant la doctrine de Luther et symbolisant le choix laissé à Adam entre péché et salut, thème par lequel Cranach traite un des points importants de son œuvre, l’aspect moral et spirituel.

 

 

Nommé à la Cour de Wittenberg, il travaille alors pour le duc de Saxe et Prince-électeur, Frédéric III. Les armoiries (un dragon ailé tenant un rubis) qu’il reçoit lui servent de signature et prennent la valeur d’une véritable marque, apparaissant sous des formes variées avec les dates correspondantes de nombreux tableaux. C’est à Wittenberg qu’a lieu la rencontre décisive entre le gouverneur de l’empire, Frédéric, le théologien audacieux, Martin et l’artiste talentueux, Lucas. Cette triple alliance constitue un événement majeur dans l’histoire de la Réforme et son expansion. Cranach, nommé peintre officiel puis bourgmestre, se trouve non seulement à la tête d’un atelier florissant comptant environ une dizaine d’assistants et compagnons travaillant à la production d’« images sérielles » qui se différencient par quelques infimes variations iconographiques que son réseau répand en Europe, mais il possède en plus une librairie-imprimerie et une apothicairerie. Enfin il commerce et arrondit ainsi régulièrement sa fortune. Il meurt le 16 octobre 1553 à Weimar, à l’âge de 81 ans.

La vie et l’œuvre de Lucas Cranach sont liées à celles de Martin Luther. « La réforme de la foi accompagne la réforme des images ». Ils deviennent proches amis et Cranach se fait « le porte-parole visuel » des thèses du moine « placardées » en 1517, en mettant au service de ses idées  son talent de graveur afin de les diffuser le plus largement possible. Il a su « exprimer en couleurs ce que Luther exprimait en paroles ». Cranach acquiert en effet une incomparable maîtrise dans les scènes religieuses et de dévotion, tant peintes (Saint Jérôme pénitent, un thème sur lequel il revient à plusieurs reprises) que gravées. De celles-ci, se dégage une force expressive due à la fois au réalisme des détails et à l’émotion des visages (Le Calvaire, 1504).

 

Cranach a exécuté plusieurs portraits de Luther, notamment durant ses années dans la confrérie augustinienne puis quand ce dernier, dont la vie est alors en danger, doit prendre l’identité d’un certain Junker Jörg. Outre les médaillons, un des plus célèbres est sans doute le portrait de 1532. Le Réformateur a ce visage solide, presque carré, qui caractérise ces têtes aux canons identiques qui ont assuré de son vivant la renommée de Cranach.

Mais dans le même temps, « musicien des lignes et des couleurs », Cranach donne à son métier un autre tour. La virtuosité de sa technique lui permet de peindre ces femmes sveltes, sinueuses, gracieuses, à la limite maniéristes, inspirées de l’antique ou empruntant leur « type aux statuettes des ivoiriers français du XIV siècle ». On note en outre la présence d’éléments esthétiques pris dans le répertoire des peintures de la Renaissance italienne qu’il voit dans les collections de Frédéric. Riches d’atours luxueux aux coloris vifs et raffinés, fourrures, chapeaux à plumes posés sur des chevelures ondulantes, parées de bijoux, colliers et broderies, ou alors nues et nimbées d’un fin voile transparent qui accroît leur sensualité, les femmes tiennent dans l’œuvre du peintre de la Renaissance allemande une place de choix. Qu’elles s’appellent Eve, Diane, Vénus, Lucrèce, Judith, héroïnes et conquérantes, vertueuses mais fatales, sacrées et païennes, nées des récits bibliques ou des poèmes épiques d’Ovide, ces grâces et ces nymphes sont redoutables. Elles ont des poignards et des épées, elles tranchent le cou d’Holopherne, se donnent la mort, côtoient dénudées des chevaliers en armure, séduisent des hommes âgés (La Jeune fille et le vieillard, 1530).

 

Cranach élit un modèle féminin qu’il impose, devient unique, repris sans cesse. Il modifie à peine les attitudes, dévie peu les angles des regards qui, sous les yeux en amande, gardent dans leur innocence l’énigme de la perversité. Pour répondre à la demande locale des humanistes qui goûtent le genre, Cranach multiplie les scènes ambiguës où la violence et le désir se parent de candeur. Dirigeant son atelier comme une entreprise, il rationalise sa manière et signe des dizaines de tableaux de cette veine. Au final, son legs est considérable, sans doute autour de 1500 peintures, la plupart sur panneau de tilleul.

Auprès de Dürer, le premier et le plus brillant esprit de cette période qui compte quelques autres grands noms comme Altdorfer, Mathias Grünewald, Holbein, Hans Baldung dit Grien, tous ses contemporains, Cranach avait trouvé son maître. Sa carrière a été plus inégale, moins rayonnante, moins créative voire moins profonde que celle du génie de Nuremberg. Il séduit cependant par « l’âme qu’il donne aux événements » et ses portraits ont « la valeur de documents psychologiques ». En dehors de son œuvre gravée, toujours d’une haute qualité, certains de ses tableaux sont d’une séduction extrême, comme Le Jugement de Paris, exposé ici dans sa version du musée de Bâle. Avec environ 200 œuvres, cette vaste présentation permet d’entrer et de suivre l’évolution de ce créateur suggestif et imaginatif.

Les œuvres d’une vingtaine d’artistes, de Picasso à Man Ray en passant par Otto Dix et Warhol, ont été convoquées autour de l’héritage de Cranach. Liens, détours, retours, rapprochements,  confrontations et variations, c’est un cortège où le meilleur et le pire, l’original et le rebattu se rencontrent. A chacun d’apprécier ou pas !

Dominique Vergnon

Gunnar Heydenreich, Daniel Görres, Beat Wismer et al., Lucas Cranach l’Ancien, maître, marque, modernisme, Hirmer, 24x30 cm, 339 pages, 377 illustrations, 49,90 euros (version en allemand ; en anglais sur le site web du musée ; audioguide en anglais).

www.smkp.de; jusqu’au 30 juillet 2017

 

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