Alexandre Zinoview, l’artiste et le soldat

En regardant une à une les œuvres qui sont réunies dans cet ouvrage, il est bien un mot qui s’impose avec évidence au sujet de cet artiste, celui de témoin. Alexandre Zinoview l’est par nature. Il s’engage autant qu’il observe, il condense autant qu’il transmet, il illustre autant qu’il interpelle. Chacune de ses œuvres, qu’elle soit huile sur carton, gouache, encre, dessin aquarellé, mine de plomb ou encore sanguine, contient en elle une espèce de charge visuelle qui prend les différentes formes des constats, d’abord politique dans sa jeunesse, puis tragique pendant la Grande Guerre, enjoué au cours des années 1920, plus nostalgique après 1940. Avant tout consacré au peintre confronté aux réalités du front à partir de 1914, car il a signé « pour cinq ans sous les drapeaux », ce livre abondamment illustré manifeste que chez ce révolutionnaire, d’autres mots s’allient et deviennent les preuves d’une personnalité et d’un talent au plus près d’un art lui-même au service de « Madame la peinture » ainsi qu’il le disait de lui-même: poésie, humanisme, vaillance, lyrisme, vérité.

Si les feuilles et les toiles dévoilent la dureté des combats, l’horreur des blessures, la mort partout présente, elles relatent également la fraternité dans l’adversité, le poids des symboles, une certaine foi qui se croise avec la destinée. Ayant été infirmier dans les ambulances russes, Zinoview sait le prix de la vie. Au graphisme précis et détaillé, tel qu’on le voit par exemple sur une encre noire aquarellée et vernie sur papier (L’Hiver), il oppose souvent une approche plus simplifiée, réduite à des nuances subtiles et des masses expressives, comme ces deux soldats casqués, tenant leurs fusils, saisis dans des tons chauds (Conversation, cire et pigments à l’huile vernis sur bois) ou cet autre combattant qui se détache de toute sa force sur un fond bleuté assez abstrait mais donnant au tableau sa profondeur (Le Guetteur, 1915, technique identique).

Un autre tableau, que l’on sent exécuté sur le motif et au quotidien du conflit, célèbre un instant de paix, joue sur des contrastes de distances et de couleurs et met en scène des soldats russes et français en Champagne, en 1917, au moment où arrive ce qui les rattache au monde extérieur et aux familles, la fameuse lettre, attendue chaque jour, postée par une main amie (Le Courrier, gouache vernie sur carton). Dans le répertoire iconographique de Zinoview, l’espace et le temps sont conciliés, jamais neutres, fruits de l’expérience vécue.

Par la suite, dans sa carrière d’illustrateur, les dessins préparatoires pour des costumes de revues de music-hall révèleront un goût marqué pour les spectacles et les soirées parisiennes. Son imagination est foisonnante. Les modèles se multiplient, les teintes s’harmonisent et composent  un spectacle réjouissant. Mistinguett lui dédicace des cartes postales sur lesquelles elle écrit : « A Zino, mon admiration » et « Pour ses beaux dessins ». Zinoview, « pris dans la dialectique constante entre fantaisie et classicisme, sensibilités slave et latine, tout en demeurant un décorateur et un homme d’élégance », est au carrefour de multiples destins, allant du militant et de l’agent secret à l’artiste bohême, de l’impressionniste au photographe et au diariste dont les carnets nous informent notamment sur son voyage outre-Atlantique.    

Découvrir la vie d’Alexandre Zinoview (1889-1977) revient en définitive à suivre un parcours étonnant, éclectique, inédit, où les hasards interviennent pour l’enrichir, lui donner un nouveau cap, agréger des valeurs. De la Russie à Montparnasse en passant par New-York dont les lumières, la verticalité et une modernité encore inconnue en Europe le séduisent, le « légionnaire » regarde, enregistre, traduit en couleurs et en contours l’époque et les existences, dans une facture propre, identifiable, mêlant ironie et compassion. Après l’offensive du Chemin des Dames, le 16 avril 1917, dont il suit la progression, il participera à la campagne lancée en faveur du 4ème emprunt de guerre américain. Sur un des clichés qui documentent la tournée, il apparaît souriant, dans son uniforme de « poilu », seul étranger au milieu d’une dizaine de soldats américains.

C’est à ce terrible et fraternel « théâtre de la guerre » que ces pages renvoient d’abord. Elles révèlent aussi le parcours étonnant de ce créateur qui, ainsi que le montre une photo de 1919, avait reçu dans son atelier Picasso, un des artistes avec Foujita qu’il a fréquentés, et Diego Rivera, un  ami proche.

Dominique Vergnon

Sous la direction de Cécile Pichon-Bonin et Alexandre Sumpf, Alexandre Zinoview, un peintre russe sur le front français (1914-1918), Collection Monographies - Alternatives, Gallimard, coédition / Historial de la Grande Guerre, 128 pages, 23x28 cm, nombreuses illustrations, mai 2017, 24 euros.

Ce livre accompagne l’exposition « Alexandre Zinoview, le théâtre de la guerre » qui se tient jusqu’au 10 décembre 2017 à l’Historial de la Grande Guerre de Péronne, réunissant au total près de 250 œuvres, documents, photographies et objets ; www. historial.org

 

 

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