Venise et ses peintres de la beauté

Savoir politique, art du négoce, territoires lointains, audace intellectuelle et désir de raffinement, ancrée sur ces socles, la cité dogale à chaque siècle qui commence expérimente de nouvelles victoires. S’ajoutent les conquêtes esthétiques. Dès les débuts du Cinquecento, la culture littéraire qui accompagnait le développement de l’imprimerie imprégna en même temps la création en général, sculpture et architecture y compris, inspirées par l’antique. Venise est au cœur des talents qui surgissent de partout et sur lesquels un esprit supérieur souffle, comme ces têtes qui, postées aux quatre coins de la magnifique vue à vol d’oiseau réalisée en 1500 par Jacopo de’ Barbari, soufflent le vent sur la ville. Sans oublier le merveilleux héritage de Paolo Veneziano, l’art s’était affranchi des leçons du gothique et triomphait ensuite en inscrivant à son fronton les noms de pionniers insignes, comme ceux des Bellini, Cima da Conegliano, Vittore Carpaccio, la dynastie Bassano. Puis, avec en tête du cortège Giorgione dont la compréhension difficile des œuvres et « leur sujet caché » ajoutait au mythe de sa personnalité, arrivèrent les grands maîtres. La carrière de Giorgione qui promettait d’être exceptionnelle fut soudainement brisée par la mort en 1510. Le relais était  donc assuré par d’autres peintres dont les tempéraments affirmés et la maîtrise absolue du métier dépassèrent vite les limites de la République, accroissant d’autant son rayonnement.

On associe presque toujours Titien, Véronèse, Tintoret, parce qu’en dépit des rivalités, des écarts dans leurs dates de naissance,  ils se côtoient, s’inspirent mutuellement, se confrontent dans le sublime, représentent l’âge d’or de Venise. Chacun possède sa maniera, ses couleurs, ses sujets, ses audaces et ses inquiétudes que les pinceaux traduisent non seulement en scènes somptueuses, en portraits aristocratiques, en épisodes sacrés, en incroyables effets de lumières,  en douceurs de chair, en bijoux et en vêtements précieux, mais aussi, ce qui est moins connu, en moments de dévotion, en perspectives champêtres, en violences poussées parfois jusqu’à la mort.

La beauté, la foi, la pensée, l’autorité, la nature sont littéralement recréées suivant un nouveau langage pictural par ces peintres qui, aux attitudes les plus nobles mêlent les apparats les plus élogieux. Le portrait d’un sénateur par Tintoret donne une idée de ce qu’est le véritable pouvoir civil tandis que Titien, fixant pour la postérité dans sa stature de condottiere victorieux, Francesco Maria della Rovere, duc d’Urbino, en donne le pendant militaire. A la toge pourpre répond la cuirasse grise. Un équilibre des forces traverse l’ensemble de la société. L’érudition que dépeignent Lorenzo Lotto (Portrait d’un jeune homme dans son cabinet de travail, huile sur toile de 1528/1530) et Giovanni Cariani, brossant un autre jeune-homme tenant un livre vert  armorié, est mise en question par la mélancolie pensive et l’intériorité méditative d’autres personnages, comme celui que campe Bernardino Licino. Rappel de la vanité de la connaissance, il a un crâne sous la main.

Théâtralisée, idéalisée, s’ouvrant aux récits mythologiques, accueillant les animaux, une nouvelle Arcadie attire les peintres. Les pastorales rappellent qu’autour de Venise, s’étend une campagne, la terraferma, alors sinon paradisiaque du moins propice en dehors de l’agriculture, à la musique, à l’amour, au repos des hommes et des bêtes. Mais ce cadre enchanteur sert aussi à l’oraison et à la mort, qu’elle soit celle d’Adonis vue par Sebastiano del Piombo ou celle de Saint-Etienne, imaginée par Dosso et Battista Dossi. Cette poésie des attitudes, des compositions, des tons se retrouvent pour culminer et s’exacerber autour de la femme, sainte, pécheresse, courtisane, héroïne, victime, vertus et vices parfaitement symbolisés par ces dames de conviction que sont Judith et Lucrèce pour lesquelles Véronèse s’enflamme de passion, détaillant avec galanterie les robes colorées, les pierreries dans les chevelures, la gravité des visages et la rondeur des joues. Par la grâce de Palma le Vieux, Paris Bordone et Titien, rarement autant de belle donne « au charme irrésistible qui contient la quintessence de la peinture vénitienne du XVIème siècle » se sont donné rendez-vous ! Titien, vers 1536, signe avec cette femme habillée d’une robe bleue chamarrée d’or, aux manches rehaussées de velours, un de ces admirables portraits qui sont à la fois vraie description d’un rang social, pénétrante observation psychologique et hommage à la sensualité. C’est ce même Titien qui vers 1530 exécute se détachant sur un paysage de rêve La Vierge au lapin, tableau construit suivant une diagonale qui donne à cet instant d’intimité profonde tout son élan spirituel.

Au début du XVIIème siècle, le style change, une autre approche esthétique se fait jour. Est-ce comme le signale le titre de cette éblouissante exposition la destruction de la peinture ? Le mot semble excessif. N’est-ce pas davantage une évolution du traitement de la lumière, du colorito, de la touche, du répertoire à laquelle on assiste? Le non-finito se manifeste avec évidence, mais il ne signifie pas pour autant déclin ni n’élimine le souci encore marqué des détails évocateurs. Certes vers la fin de sa vie Titien, pour accentuer peut-être le côté dramatique de certains tableaux et la tension des situations, le geste de Tarquin en étant un exemple magistral, exagère-t-il les rythmes, les empâtements, le clair-obscur. On disait même qu’il peignait avec ses doigts ! Dans les taches, ces « crueles borrones », dans cette impression d’inachevé et de hâte, de furia oserait-on on dire, certains y ont vu plutôt l’annonce déjà de la modernité et de l’abstraction. Titien surtout use d’une liberté qui fonde son génie. Parmi les 89 œuvres présentées, se remarque le chef d’œuvre de Carpaccio, Jeune chevalier dans un paysage, daté de 1505, où la flore et la faune sont méticuleusement traitées. De nombreuses hypothèses ont circulé à son propos. Il s’agirait en fait du capitaine Marco Gabriel, gouverneur de Modon, située au sud du Péloponnèse, devenue Methoni. Modon et sa voisine Coron, aujourd’hui Koroni, cités avancées sur les routes de Venise en direction de l’Orient, furent longtemps surnommées « les yeux de la République ».

Dominique Vergnon

Fernando Checa, La Renaissance à Venise, triomphe de la beauté et destruction de la peinture, éditions du musée Thyssen-Bornemisza, avec la collaboration de Abertis, 286 pages, nombreuses illustrations, 24x27 cm, 28 euros.

www.museothyssen.org; jusqu’au 24 septembre 2017

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