Interview. David Bellos, auteur de « The novel of the century. The extraordinary adventure of "Les miserables'' »

Le livre dont un livre est le héros

 

On nous pardonnera de rendre compte ici d’un ouvrage écrit en anglais, puisqu’il est tout entier consacré aux "Misérables". David Bellos raconte dans "The Novel of the Century" la grande aventure du roman de Hugo, de sa conception jusqu’à ses « réincarnations » les plus récentes.

 

C’est un ouvrage auquel la critique anglo-saxonne a consacré de longs articles dans maints journaux, mais qui n’a pas encore trouvé d’éditeur français, alors même qu’il a pour sujet le plus grand bestseller international de toute la littérature française, Les Misérables. Va-t-on rappeler ici que ce roman a fait l’objet d’une cinquantaine d’adaptations cinématographiques et que, si Les Miz, le musical, n’est repris à Paris que de temps à autre, il continue de triompher à Londres depuis plusieurs décennies ? Peut-être les éditeurs français craignent-ils de publier un livre que le grand public boudera, parce que tout le monde a fait dès l’école primaire la connaissance de Jean Valjean, Cosette et Gavroche ? C’est vrai, The Novel of the Century de David Bellos, professeur de littérature française à l’Université de Princeton, n’est pas la première étude publiée sur Les Misérables.

Seulement, aucune étude n’a raconté comme celle-ci Les Misérables. Bien sûr, Bellos ne manque pas d’analyser le contenu du roman, sa composition, ses personnages, ses figures de style, ses implications religieuses, ses interrogations sur le destin et la providence, mais il nous offre d’abord la biographie de ce roman, de ses origines à nos jours, sans négliger aucun de ses avatars ‒ et tant pis si certains esprits supérieurs s’offusquent à l’idée qu’un universitaire puisse comparer assez longuement l’œuvre originale et le film qu’en a tiré Claude Lelouch (autre Français, moins prestigieux sans doute, mais qui, soit dit en passant, peut lui aussi servir d’illustration au vieil adage « Nul n’est prophète en son pays »).

Tout cela, à vrai dire, répond à une certaine logique, car, comme le montre The Novel of the Century, Hugo a régulièrement été écorné, censuré, mais avec ce paradoxe qui est que, même à l’étranger, il est dès le départ apparu comme un auteur nécessaire. Une traduction des Misérables paraît très vite en Angleterre, mais dans une version allégée par le traducteur. D’autres versions suivront, elles aussi allégées, mais, contrairement à ce qu’affirme Hugo lui-même à la fin de Mille francs de récompense, la vérité ne finit pas toujours par être oubliée : finalement, depuis une quinzaine d’années, les sujets de Sa Majesté ont à leur disposition l’intégralité des Misérables. Même dichotomie en Chine : l’aspect social du roman est évidemment salué dans une république qui se dit populaire, mais l’esprit d’insoumission qui le caractérise en plusieurs endroits lui vaut les foudres de la censure. Toutefois, la version chinoise intégrale des Misérables a précédé la version intégrale anglaise. Le cas le plus drôle, si l’on peut dire, est celui des États du Sud des États-Unis. On y caviarde, comme il convient, tous les passages qui dénoncent l’esclavage, mais en prenant toutefois soin de signaler que de tels passages ont été supprimés. Ironie suprême de l’Histoire : les soldats du général Lee avaient tendance à prononcer le titre Les Misérables à l’anglaise, autrement dit sous la forme Lee’s Misérables, pour dénoncer le malheur de leur condition.

En fait, comme toutes les vraies biographies, The Novel of the Century dépasse très rapidement son sujet pour nous offrir un tableau de toute une époque ‒ et accessoirement une leçon de modestie. Il nous plaît en effet de penser que les « plans médias » et les campagnes publicitaires qui président à la sortie d’un « Harry Potter » en librairie ou d’un « Bond » au cinéma ou d’un album des Rolling Stones sont chose nouvelle ‒ nous avons tort. Évidemment, Internet et Facebook n’existent pas au temps des Misérables, et Lacroix, l’éditeur de Hugo, lui reproche chaque jour de rester à Guernesey et de ne pas venir corriger sur place à Bruxelles les épreuves de son roman, mais tous les principes du marketing contemporain sont déjà là. Y compris teasers et téléchargement illégal. Ainsi les murs de Paris se couvrent d’affiches représentant les protagonistes de cette épopée en prose, mais sans aucune précision écrite. La date de sortie officielle des premiers volumes des Misérables doit être avancée de plusieurs jours lorsqu’une édition pirate surgit d’on ne sait où. D’aussi grandes manœuvres ne peuvent être déployées que parce que de nouveaux procédés d’impression viennent d’être mis au point : les casses de métal remplacent les casses en bois qui limitaient les tirages à trois mille exemplaires ; le papier peut désormais être fabriqué à partir d’éléments végétaux ‒ et non plus à partir de vieux chiffons, dont les stocks n’étaient pas inépuisables. Bref, Les Misérables sont sans doute le premier exemple de distribution « massive » d’un produit culturel.

Ces innovations matérielles n’auraient pas tant de force si elles ne faisaient écho à certaines nouveautés de l’œuvre même. David Bellos rappelle, exemples à l’appui (entre autres en citant un pastiche plus ou moins volontaire, mais en tout cas bien trop caricatural, dû à l’éditeur Lacroix), à quel point le style de Hugo est beaucoup plus subtil que ses détracteurs voudraient nous le faire croire. Antithèses et énumérations existent, c’est une affaire entendue, mais elles se concluent souvent par une phrase extrêmement brève, qui est comme leur négation. C’est Verlaine qui, fort judicieusement, avait su repérer et signaler la « prolixité laconique » de Victor Hugo. Dans le même ordre d’idée, il convient d’évoquer l’usage de l’argot chez celui-ci. Hugo semble bien avoir été le premier écrivain français respectable à faire imprimer sur du papier les cinq lettres du mot de Cambronne (lequel aurait d’ailleurs nié l’avoir jamais prononcé à Waterloo) et à jargonner un jar à faire pâlir d’envie Michel Audiard (d’ailleurs crédité par erreur dans certaines fiches techniques de la version cinématographique de Jean-Paul Le Chanois). Mais il faut bien voir qu’une grande partie de l’argot des Misérables est constituée de mots inventés par Hugo. Avec, là encore, un paradoxe souligné par David Bellos, traducteur attitré de Perec et théoricien de la traduction : le roman français le plus traduit est un roman composé en partie avec des mots qui n’existent pas !

Puisque nous parlons de traduction, nous sommes tenté d’employer ici à propos de The Novel of the Century un adjectif qui n’a pas d’équivalent en français : unputdownable. Oui, un livre qu’on ne lâche pas une fois qu’on a commencé à le lire. Mais c’est peut-être précisément cette qualité qui constitue son défaut majeur auprès des éditeurs français : dans notre beau pays, un même ouvrage ne saurait être à la fois sérieux et enthousiasmant, savant et passionnant. Il faudra bien qu’un jour on comprenne à quel point est idiot le principe qui veut que l’érudition ait forcément pour corollaire l’ennui.       

 

 

Le Salon littéraire <> Votre livre sur "Les Misérables" est sorti à peu près en même temps que celui d’Alice Kaplan "En quête de « L’Étranger »". La « biographie de livre » n’est pas vraiment un genre inédit, mais elle avait rarement atteint ce degré de « complétude » (vous évoquez les contrats signés par Hugo, vous citez "Les Miz" ou le film de Lelouch…). Cette manière d’étudier la destinée d’un livre répond-elle à une attente nouvelle du public et faut-il la mettre en rapport avec tous les bonus et "making of" qu’on trouve sur nombre de DVD ?

 

David Bellos <> J’ai honte de dire que je n’ai pas encore lu le livre de Mme Kaplan. Plus surprenant encore : en vingt ans de Princeton, je n’ai jamais eu le plaisir de rencontrer ma collègue de Yale.

Le but de mon livre sur Les Misérables est de faire ressembler la critique littéraire davantage à un récit d’aventures, pour attirer des lecteurs plus friands d’aventures que de critique. Je ne sais pas si j’ai réussi ou si cela correspond aux ambitions de Mme Kaplan, mais pour moi cela n’a rien à voir avec les making of ou les DVD.

 

Camus et Hugo sont deux des auteurs français qui sont les plus lus dans le monde, mais ils sont souvent traités en France même avec une certaine condescendance. Le « Victor Hugo, hélas ! » de Gide continue de sévir… Comment, from the other side of the Atlantic, voyez-vous ce paradoxe français ?

 

Parmi les auteurs français lus en traduction, je pense que Jules Verne, Alexandre Dumas, Georges Simenon et Pierre Boulle ont un bien meilleur score qu’Albert Camus, mais il est certain que Les Misérables détient le record absolu pour un ouvrage individuel. L’Étranger et La Peste figurent plus fréquemment dans les programmes d’études en français ou de littérature en traduction que La Planète des singes, ce qui ne vous surprendra guère, mais aussi beaucoup plus souvent que Les Misérables, qui est pourtant mieux connu du grand public dans le monde anglophone et sans doute partout ailleurs. Camus et Hugo n’appartiennent pas tout à fait aux mêmes circuits.

Le mépris des universitaires et des intellectuels en France pour les succès littéraires donne envie à la fois de pleurer et de rire. C’est comme s’il y avait pour eux quelque chose de vulgaire dans le fait d’avoir des lecteurs. Georges Perec, par exemple, était presque gêné par le succès phénoménal des Choses en 1965. Dans une interview, il reconnaît qu’ « un succès a toujours quelque chose de suspect », même quand il s’agit de son propre roman ! Et pourtant il voulait avoir des lecteurs et des droits d’auteur et un nouvel appartement… Ce dégoût faussement aristocratique pour la communication littéraire me faire rire. Mais ce qui est triste, c’est le refus par une grande partie du monde littéraire parisien de reconnaître l’importance de la France dans la culture populaire mondiale du XXIe siècle. Le comte de Monte-Cristo, les trois mousquetaires, le Nautilus et le maelström, Jean Valjean dans les égouts de Paris, Marius sur les barricades, la planète des singes, le pont de la rivière Kwaï ‒ ces topoï se retrouvent dans la culture populaire de la planète entière, dans toutes les langues et dans tous les médias. Les auteurs de langue française ont contribué de façon tout à fait disproportionnée à ce ciment de la culture globale. Vous devriez en être fiers, au lieu de faire la moue devant des livres que les gens aiment à lire !

 

Étant donné l’importance que vous accordez au lexique des Misérables, votre ouvrage n’est-il pas le prolongement direct de votre essai sur la traduction, "Le Poisson et le Bananier" ? Ne parlez-vous pas aussi de vous-même quand vous écrivez : « Writers have a natural tendency to believe that the word is mightier than the sword » ?

 

Ce n’est pas un prolongement direct, mais il y a certains liens dont je suis conscient, et peut-être d’autres que vous voyez mieux que moi. Dans mon livre sur la traduction j’ai voulu présenter les langues non pas comme des choses fixes, mais toujours en mouvement, toujours en train de se refaire. C’est le point de vue de Hugo, évidemment, et dans Les Misérables il en donne une démonstration magistrale.

 

Vous écrivez : « Hugo was a master, not a prisoner of rhetoric. » Comment convaincre tous ceux qui, en France, y compris et surtout parmi les professeurs de Lettres, s’obstinent à penser le contraire ?

 

C’est sans doute trop tard pour les professeurs de Lettres ! Mais pour les jeunes de langue française, on peut essayer de leur apprendre à lire à haute voix la diatribe de Thénardier contre les riches, par exemple, ou le grand discours d’Enjolras sur l’avenir, ou le passage où Gavroche enseigne à ses deux petits frères comment il faut parler lorsqu’on est misérable. Peut-être même de leur faire apprendre quelques lignes par cœur, pour qu’ils « possèdent » des exemples de cette ancienne rhétorique qui marche encore très bien. Dans mon livre, qui est conçu principalement pour les lecteurs des traductions, je me limite à un petit répertoire de figures qui ne sont pas transformées par le passage d’une langue à l’autre. Pour les francophones, il y aurait beaucoup plus à dire, et à admirer.

 

Vous consacrez de nombreuses pages aux « conditions de production de l’œuvre » (rapports de Hugo avec sa famille, innovations techniques de l’époque, en particulier dans le domaine de l’imprimerie, campagne publicitaire…). Là encore, que dites-vous aux Français, qui sont, comme chacun sait, de purs esprits, ne jurent que par le "Contre Sainte-Beuve", et n’aiment guère entendre parler de données matérielles ?

 

La France doit facilement autant à Sainte-Beuve qu’à Proust. Ce grand érudit des lettres a inventé la critique littéraire moderne, et les quelques remarques inexactes et snobinardes de Marcel Proust à son égard ne changent rien à cela.

La « production » des Misérables a été une aventure incroyable qui s’est poursuivie entre la grande histoire et la petite, dans laquelle toutes les ressources de la technologie de pointe de l’époque étaient engagées ‒ dans l’imprimerie, la publicité, les transports, les communications, etc. C’est une aventure qui n’a jamais été racontée en tant que telle, et c’est le récit de cette aventure qui donne à mon livre sa trame extérieure.

Mais mais mais… Les « conditions de production » du roman de Hugo sont presque totalement invisibles dans le texte. C’est cela qui est extraordinaire ! C’est cette maîtrise de la fiction et de la langue que je vous invite à admirer. Guernesey, Bruxelles, l’exil, Napoléon III… vous ne les trouverez pas dans le roman. Oui, il y a une inscription très subtile d’éléments personnels très profonds (tout à fait distincte des passages de commentaire à la première personne) et il y a un magnifique marquage de la charnière entre les première et seconde époques d’écriture dans le chapitre « Buvard, bavard ». Mais en dehors de cela Les Misérables représente un triomphe de concentration mentale. Hugo a réussi à s’abstraire du contexte où il vivait à un point extraordinaire. Ce qui donne raison à Ismail Kadare quand il dit qu’il ne faut pas prêter trop d’attention au contexte.

 

Vous avez écrit sur Hugo, Georges Perec et Jacques Tati. Certains pourront trouver cette « trinité » plutôt surprenante…

 

La séquence de mes « Projets XXe siècle » se décline ainsi : Georges Perec (1987-1993) ‒ Jacques Tati (1995-1999) ‒ Romain Gary (2001-2010). Je crois avoir donné ainsi un panorama assez personnel, mais néanmoins tout à fait sérieux de ce qui compte et va toujours compter dans la culture française de la période 1950-1980. Au moins, ce sont des auteurs plus amusants que Robbe-Grillet, Blanchot, Derrida et compagnie.

Mais cela, c’est la seconde partie de ma carrière. Mes premiers travaux concernaient le XIXe  siècle. J’avais écrit trois livres sur Balzac avant même d’avoir entendu parler de Georges Perec. Mon livre sur Les Misérables représente davantage un retour à mes années d’apprentissage qu’un nouveau départ.

Perec et Hugo sont évidemment des auteurs très différents. Mais une passion pour l’un n’exclut nullement une passion pour l’autre ! Il ne faut pas traiter le goût littéraire comme l’appartenance à un parti politique ou, pire encore, comme un mariage !

Cela dit, il y a des liens tout à fait surprenants entre Perec et Hugo (et plus particulièrement le Hugo des Misérables). Ils sont bien signalés dans The Novel of the Century et je ne vais pas les répéter ici. Mais, au-delà de ces connexions spécifiques et secrètes, La Vie mode d’emploi et Les Misérables appartiennent à une même famille ‒ la famille, peu nombreuse, de ce que je nomme assez platement « les grands romans encyclopédiques ». Les rares romans qui visent très haut en essayant de donner une image totale du monde ont forcément un air de famille. La Vie mode d’emploi ne vous fait pas descendre dans les égouts de Paris, mais elle vous plonge dans un espace tout aussi mythologique en dessous du 11, rue Simon-Crubellier (au chapitre LXXIV) ; Les Misérables ne propose pas un équivalent des tableaux de Bartlebooth transformés en puzzles et retransformés par des procédés tout à fait imaginaires en feuilles de papier vierges, mais le roman de Hugo se termine quand même sur une inscription tombale déjà oblitérée par la pluie et le vent.

Je pense qu’on peut apprendre beaucoup de choses sur la littérature et sur le monde en lisant ces deux chefs-d’œuvre côte à côte.

 

Une traduction française de "The Novel of the Century" est-elle prévue ?

 

Par moi, oui ! J’ai même préparé une version du texte où toutes les citations figurent avec leurs références dans leur langue originale. Malheureusement, mes deux anciens éditeurs parisiens n’en ont pas voulu jusqu’ici.

Il faut de la patience dans ce domaine. Ma biographie de Perec a paru en japonais vingt et un ans après sa première publication, et en hébreu avec vingt-quatre années de retard. Mon livre sur la traduction paraîtra en chinois avec huit ans de retard, et nous ne savons toujours pas quand la traduction grecque sera publiée. Quant à The Novel of the Century, les traductions en coréen et en japonais doivent paraître prochainement et d’autres suivront sans doute, en partie parce qu’une nouvelle adaptation pour la télévision en six épisodes de 52 minutes est actuellement en tournage pour la BBC et aura une audience internationale. J’espère qu’un éditeur de langue française est en train de lire ceci et qu’il compose déjà le numéro de téléphone du service Droits étrangers de Penguin Random House à Londres…

 

Propos recueillis par FAL

 

David Bellos, The Novel of the Century ‒ The Extraordinary Adventure of Les Misérables. Particular Books, an imprint of Penguin Books, London.

 

 

 

 

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