Alexander Calder, de la poésie dans les airs

« Un Mobile : une petite fête locale, un objet défini par son mouvement et qui n’existe pas en dehors de lui, une fleur qui se fane dès qu’elle s’arrête, un jeu pur de mouvement comme il y a de purs jeux de lumière ». Ces mots sont, certains pourraient s’en étonner, de Jean-Paul Sartre. Le philosophe en effet appréciait beaucoup l’œuvre d’Alexander Calder. Dans son texte daté de 1946, il note également que « Calder n’a rien voulu imiter parce qu'il n’a rien voulu sinon créer des gammes et des accords de mouvements inconnus ; ils sont à la fois des inventions lyriques, des combinaisons techniques, presque mathématiques et, à la fois, le symbole sensible de la Nature, de cette grande Nature vague, qui gaspille le pollen et produit brusquement l’envol de mille papillons et dont on ne sait jamais si elle est l’enchaînement aveugle des causes et des effets ou le développement timide, sans cesse retardé, dérangé, traversé, d’une Idée ». L’écrivain parle encore de ce mobile qui « ondule, hésite, on dirait qu’il se trompe et qu’il se reprend ». Ce livre dont la couverture toute blanche s’agrémente de la reproduction d’une des œuvres les plus emblématiques de l’artiste, Quatre feuilles et trois pétales, doit se lire comme on entreprend un parcours, en suivant de près l’itinéraire de l’auteur de cette « Idée » là. Une idée merveilleuse qui n’a de prise sur rien sinon sur des forces qui s’opposent, des énergies qui se balancent, des poids et des contrepoids qui s’appellent et se contredisent, qui agit sur les suggestions de la vue et les pouvoirs de la pensée. Qui n’a vu ces réalisations articulées qui tournent lentement, se balancent, oscillent et ne s’est pris à rêver, quand « l’imagination se réjouit de ces formes pures qui s’échangent, à la fois libres et réglées » ? Qui n’a, logés dans la mémoire, les déplacements de ces étranges structures qui « ne visent qu’à plaire, qu’à enchanter nos yeux » ?

Regardons bien ces sculptures célestes qui doucement dans l’air se meuvent, suspendues à presque rien, échappant à la pesanteur, ne s’équilibrant que par leur déséquilibre, moins objets que jouets, moins formes que configurations qui enfantent dans la transparence des volumes changeants. Le concret est dépassé par l’abstrait à moins que ce ne soit l’inverse. De ces armatures nées de l’inspiration sans limites et sous les doigts ingénieux de Calder, il se dégage « l’impalpable poésie de son monde intérieur ». Car si Calder est un poète, il est aussi et sans doute davantage un interprète des signes de l’existence au sens total du terme, jusque dans ses replis les plus délicats. Comment quelqu’un qui avec du bois, du fil de fer, du cuir, de l’acier découpé, de la ficelle, parfois un petit moteur, est à même d’engendrer un monde extraordinaire et féérique ne saurait-il avec de l’encre, de la gouache et un crayon créer aussi des œuvres de rêves, des personnages qui volent, des scènes de cirque, des fleurs rouges et des ricochets noirs ? Citons un autre critique, Pierre Guégen, qui évoque « des choses fées, de légers pétales de métal, au bout de fils non moins légers qui ondulent dans l’espace » afin de sinon mieux les décrire, du moins donner un reflet de ces réalisations. Un fil de fer parcourt et sillonne dans le vide, revient en boucle pour les yeux, s’arrondit pour l’oreille, s’allonge pour le cou, pointe vers le nez, une double zébrure pour la bouche et voilà composé le profil en portrait-charge de Kiki de Montparnasse (1930), tout comme, avec ses sabots prêts au galop et son encolure hardie, le cheval tire un curieux attelage à deux roues (Red Horse and Green Sulky, 1926).

Dans les dessins comme dans les figures de Calder (1898-1976), s’insèrent toujours des notes d’humour, une autre manière à lui de dire son amour de la vie. Chez cet ingénieur, diplômé en génie mécanique, il y a une main tendue vers l’innocence, la joie, l’amitié. Calder, « régisseur infatigable », organise des petits spectacles et y invite Joan Miró, Marcel Duchamp qui est à l’origine du nom mobile, Fernand Léger, le néerlandais Theo van Doesburg, un des  fondateurs du mouvement De Stijl et Paul Fratellini, « l’homme de cirque ». En 1930, Calder fait une rencontre majeure, celle de Mondrian. L’année suivante, il rejoint le groupe Abstraction-Création.

Publié à l’occasion de l’exposition qui se tient au musée Soulages à Rodez, titré d’après le poème d’André Masson qui invente au milieu de sa feuille cette lumineuse image du « carrousel de petites lunes », même si tous sont remarquablement intéressants, un des chapitres de cet ouvrage, intitulé « Théorie du jeu », apporte un angle de vue tout à fait original sur le propos créatif de Calder. Il aborde la relation de l’artiste avec cette « impulsion humaine fondamentale et élémentaire » qu’est le jeu. Le mobile, dans sa dimension ludique, ne possède-t-il pas tout autant la dynamique d’une dialectique ?  Miracles à trois dimensions, les mobiles ont le génie de convoquer de façon intemporelle, élégante, discrète, les puissances de la matière et d’en faire une méditation esthétique et un lieu de négociation. Des lois physiques connues interagissent mais c’est la liberté des éléments qui arbitre. « C’est l’heure, le soleil, la chaleur, le vent qui décideront de chaque danse particulière ».

Accompagnant les pages où se révèlent les talents de Calder peintre surréaliste et de l’auteur de pièces monumentales célèbres, les photos d’André Kertész, de Walker Evans, d’Agnès Varda mettent en avant le visage souriant jusqu’à l’hilarité parfois de ce géomètre expert qui était aussi, selon les termes de Jacques Prévert, « horloger du vent ».       

Dominique Vergnon

Ouvrage collectif de Benoît Decron, Brigitte Léal, Aurore Méchain, Alfred Pacquement et al. Calder, forgeron de géantes libellules, Gallimard/musée Soulages, 208 pages, 140 illustrations, 21,5x28 cm, juillet 2017, 35 euros.

 

 

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