La prodigieuse épopée de la Compagnie des Indes

Il est des aventures humaines qui au fil du temps prennent des dimensions extraordinaires et ont des conséquences insoupçonnées même par les esprits les plus pionniers au moment même  où ils les lancent. Autour d’un projet initial aux ambitions encore sages, peu à peu tout s’aimante et s’amplifie, les compétences s’agrègent, les initiatives se complètent. Aux décisions politiques et stratégiques s’ajoutent les inventions techniques, les questions commerciales, les appartenances culturelles, artistiques et sociales. Les voies maritimes infléchissent les lignes d’action des nations, les pouvoirs se croisent au point de redéfinir les contours du monde. La rencontre de l’Occident et de l’Orient est un de ces événements qui contribuent à modifier le cours de l’histoire des peuples. Depuis le XVème siècle Espagnols et Portugais se partageaient la planète, c’est-à-dire la dominaient. Mais d’autres convoitises se lèvent. Les Hollandais, déjà notablement aguerris et entreprenants, les Anglais et les Français entendent bien ne pas laisser aux navigateurs ibériques le droit de circuler à leur guise sur les océans et d’exploiter seuls les richesses des pays lointains. Pour accroître la grandeur à la France, Louis XIV fait entrer l’outremer dans son projet et la force navale est l’instrument de la puissance de la couronne. La diplomatie désormais s’appuie sur les armateurs, les savants, les capitaines et les explorateurs. Malouins et Nantais jouent dans cette pièce internationale un rôle significatif. La concurrence entre armements est rude, les Anglais qui ont fondé l’East India Company (EIC) ont déjà ouverts beaucoup de factoreries et les Pays-Bas avec la Vereenigde Oostindische Compagnie dispose d’un outil remarquable.

Richelieu bien sûr mais surtout Colbert, Dupleix, La Bourdonnais, Suffren, John Law, puis nombre d’autres acteurs s’emploient à asseoir le pavillon fleurdelisé en maints rivages. Les côtes indiennes prennent rang parmi les lieux privilégiés de cette expansion sans précédent. La conquête est poussée jusqu’aux contrées encore assez mystérieuses de l’Asie dont chacun pressent les singulières séductions, la diversité des produits, l’intérêt des savoirs radicalement différents. Concrètement, ce sont les juges, les soldats, les financiers, les religieux, les négociants qui s’installent et colonisent. Entre les escales du Cap à la pointe de l’Afrique et de Canton au sud-est du continent, Pondichéry développe un « urbanisme raisonné » dont un plan établi en 1753 par Sornay met en valeur la rigueur, l’efficacité, l’équilibre. La Compagnie pousse toujours plus loin et la Chine est l’objet d’une attention distinctive. Les porcelaines et les étoffes sont « l’aspect le plus visible des réseaux d’échanges existant entre la Chine et l’Occident ». Les curiosités attirent les collectionneurs fortunés. Par l’entremise de Venise, les éventails asiatiques par exemple, introduits par Catherine de Médicis, sont « l’accessoire indispensable à l’élégance des cours européennes ». C’est à Lorient que se prépare l’épopée vers l’Orient. Plus précisément à Port-Louis, cette sentinelle de pierre, devenant dans cet échiquier planétaire un des atouts essentiels du jeu et s’imposant comme « le coffre-fort des marchandises ». C’est d’ailleurs comme une vigie dans la rade que se tient aujourd’hui le magnifique musée de la Compagnie. « Sans vaisseaux, pas d’Orient ».

Lorient construit les bâtiments aux noms évocateurs, corvettes, barques, brigantins, goélettes, galiotes, pincres, senaults, quèches et boths  qui sillonnent les mers, s’ancrent dans les baies oubliées et remontent les fleuves. Certaines poupes sont de véritables chefs d’œuvre comme celle du Massiac, une flûte de 900 tonneaux datant de 1758. L’art de la navigation progresse considérablement. Les découvertes exigent des connaissances approfondies. Le capitaine Thomas Forrest qui explore l’Indonésie pour le compte de l’EIC publie le récit de ses voyages et son « Traité sur les moussons de l’Inde » est traduit en français dès 1786. Sextant, compas de route, loch, les instruments de bord sont variés, de plus en plus efficaces pour indiquer la position ou la vitesse des navires. Malgré cela, il se produit des naufrages dont celui du Saint-Géran, le 18 août 1744, à l’île de France, qui sera à l’origine d’un roman célèbre, « Paul et Virginie », Bernardin de Saint-Pierre s’inspirant du drame. Un autre naufrage, celui de l’Utile servira la cause abolitionniste. Parti de Bayonne le 17 novembre 1760, transportant des esclaves malgaches destinés à l’île Maurice, le bâtiment fait naufrage le 31 juillet 1761 sur l’île de Sable. Une soixantaine de personnes est abandonnée par l’équipage qui promet de venir les chercher mais ne reviendra jamais. En 1776, le commandant Jacques de Tromelin sauve les quelques huit survivants.

Les cartes, les plans, les gravures, les tableaux, les registres et les innombrables documents qui illustrent les textes rédigés par la vingtaine d’auteurs qualifiés, professeurs, conservateurs, ingénieurs, chercheurs, permettent de suivre pendant près d’un siècle et demi l’histoire de cette fabuleuse entreprise politique et économique mais tout autant scientifique et artistique que fut la Compagnie des Indes, rendant la lecture de ces pages particulièrement vivante. Cette publication est la réédition de l’ouvrage publié en 2013, vite épuisé.

Dominique Vergnon

Sous la direction de René Estienne, Les Compagnies des Indes, Gallimard-Ministère des armées, 288 pages, 350 illustrations, 20x25,5 cm, septembre 2017, 35 euros,

 

 

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