Robert Pougheon, un maître de dessins

En avançant dans les cabines qui se succèdent, l’impression de voir une œuvre singulière et résolument personnelle se précise davantage puis s’impose. Le sentiment de découverte éprouvé au début ne se dément plus jusqu’à la fin. Un thème domine, la femme. Il conduit le regard, reste le sujet décliné seul le plus souvent, puis uni à d’autres ailleurs, notamment le cheval. Une femme qui est selon le temps Amazone, Grâce, figure de vitrail, baigneuse, diane "en robe de soie".
Si certaines influences se décèlent et se croisent, que ce soit l’ingrisme, l’Art déco, le cubisme, l’esthétique propre à l’artiste les relègue dans un arrière-plan qui s’efface progressivement afin de ne laisser la place qu’à sa manière propre, à la croisée de l’antique et du moderne. Robert Pougheon a construit, selon les mots du peintre Alfred Giess, lui aussi excellent dessinateur et 1er Prix de Rome à même d’en juger, une œuvre "pensée et voulue".
Œuvre qui manifeste une volonté de création esthétique certes imprégnée des leçons du passé mais assez solide pour affirmer son indépendance et créer un style qui l’identifie.

Au long de ces pages comme dans le parcours organisé par La Piscine, lieu célèbre de Roubaix, on suit un artiste au travail qui invente des motifs, les reprend, fait des recherches pour les intégrer dans des compositions, les simplifie, les stylise, les géométrise, les met au carreau, les rehausse de craie ou de gouache blanche, les souligne d’un trait rouge, les calque, éliminant ainsi l’on peut dire le superflu pour ne plus garder que l’absolu de la ligne, la netteté du contour. La grande huile sur toile qui ouvre l’exposition, intitulée Le Serpent, datant de 1930, présentée au Salon des artistes français, est à la fois l’annonce en une sorte de synthèse de ce que l’on va voir et son développement lyrique, jamais achevé.
Ce qui double les interrogations.
 

Il faut rester un moment devant cette rencontre aux couleurs vives, entre un premier plan qu’occupent trois femmes, deux magnifiques chevaux blancs aux crinières flamboyantes, des selles, et au second plan, une architecture à la manière d’une loggia italienne, c’est-à-dire une arcade surmontée d’une galerie où d’autres femmes se repèrent. L’animal rampant qui donne son nom au tableau apparaît à un détour de l’observation, tant il est mince et rapide et vénéneux.
L’étude de composition préalable, à la plume et l’encre, accrochée juste à côté, place ces éléments mais on devine que ce croquis rapide, a été complété par de nombreux autres, car pour Pougheon, la perfection souhaitée ne vient qu’au terme de cet "acharnement graphique" qui le caractérise. D’autres études en effet sont montrées dans le catalogue très documenté qui accompagne cette présentation, la première jamais organisée sur ce grand maître ès dessins. Cette "fantaisie", pour hétéroclite qu’elle ait pu sembler à certains critiques de l’époque, reste aussi puissante dans ses symboles et les questions qu’elle suscite que parfaitement aboutie en termes d’harmonie et d’équilibre.
 

Robert Pougheon construit son travail un peu à la façon d’un architecte, avec règle et compas, mais en y ajoutant une poésie visible qui se traduit sur ces longs nus, avec des ombres et des hachures, une sensualité que Le Serpent résume. Disons que Pougheon structure son œuvre avec un arbitraire qui lui appartient et le distingue. L’allongement des proportions d’abord, des membres qui étirent les corps vers le haut, sous l’élan des fuseaux des jambes, avec souvent un bras qui le prolonge.
Ensuite, les mouvements doux, balancés, élégants. Si les canons classiques sont détournés, ils revivent sous d’autres principes dont la plastique ne manque pas de séduire. On ne saurait lui faire un procès, quand on regarde par exemple ce parfait nu féminin de l’étude de détail pour Vis vitae, fusain et pierre noire, réalisé vers 1911.

On se demande toujours pourquoi de tels artistes tombent dans l’oubli. Restant hors des modes nouvelles auxquelles ils ne veulent pas céder leur vision du monde, leurs noms disparaissent. Le temps les rattrape un jour pour leur réattribuer des lauriers, les consacrer à nouveau et partager leur héritage.
On ne peut que se féliciter de voir qu’une fois encore, La Piscine, dans son décor sans pareil, a décidé de remettre sur le devant de la scène un artiste qui l’avait occupée.
 

Les quelques 150 dessins, choisis parmi les 1050 conservés, illustrent cet itinéraire qui a conduit Robert Pougheon "de l’arabesque colorée et de la facétie", aux paysages d’Arcadie et aux exercices sérieux de la réalisation de billets de banque, notamment pour la Tunisie ! comme le notait le critique d’art Raymond Lécuyer, lors du salon de 1932, Pougheon "prend plaisir à déconcerter son spectateur".
Maintenant encore, tant mieux.  

 

Dominique Vergnon

 

Sous la direction d’Alice Massé, Robert Pougheon, 1886- 1955, un classicisme de fantaisie,  20x26 cm, 150 illustrations, éditions Gourcuff Gradenigo, octobre 2017, 232 pages, 29 euros.

www.roubaix-lapiscine.com; jusqu’au 7 janvier 2018

 

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