L’avant-garde russe débarque à Beaubourg

Le Centre Pompidou vous invite jusqu’au 16 juillet 2018 à (re)découvrir l’une des principales étapes de l’histoire de l’art à l’époque de l’avènement de la modernité et la place toujours plus importante prise par l’avant-garde russe. Cela se passait à Vitebsk (aujourd’hui située au Belarus), la ville natale de Marc Chagall, où il fonda en 1918 l’école populaire d’art, sorte d’institut ouvert à tous.
Une exposition qui donne aussi à voir une toute autre facette des habituels tableaux de Chagall : rares sont ces peintures cubistes, ces élans de couleurs, ses formes nouvelles, cette cohabitation aux frontières de l’abstrait, hors des layettes pâles trop souvent vues. La première des raisons majeures pour s’y rendre...

On imagine volontiers l’ambition de Chagall qui ne sait pas encore que le Bauhaus va naître en Allemagne en 1919, mais il marche de concert avec cette idée d’école vouée à renouveler l’approche artistique en y associant toutes les formes d’art : peinture, sculpture, arts appliqués, architecture, etc. ainsi qu’une présence poétique, spirituelle et philosophique.
C’est donc à Vitebsk, dans cette ville aux rues ornées de décors suprématistes, que va se dérouler une tentative de mise en pratiques des thèses défendues par Lénine qui vient de réussir son coup d’État. Ainsi, voilà les artistes juifs désormais considérés comme citoyens russes de plein droit. Chagall invite aussitôt les grands protagonistes de l’avant-garde russe, tels El Lissitzky (l'inventeur des Prouns) et Kazimierz Malewicz, à venir enseigner ce qui va déclencher une révolution artistique, mettant l’école au cœur du mouvement, véritable laboratoire de recherches picturales et sociétales. Mais avant d’afficher leurs divergences, tous adhèrent au rejet commun de toutes les traditions antérieures.

Dans le chronotope […] a lieu la fusion des indices spatiaux et temporels en un tout intelligible et concret.
Mikhaïl Bakhtine

Quand Chagall est – déjà – pris au piège de la doctrine de son école, devant définir l’art prolétarien du futur, l’arrivée en 1919 du bouillant Malewicz claque comme un coup de tonnerre : La peinture est morte, comme l’ancien État, parce qu’elle était une partie de son organisme.
Malewicz ne couvre aucune ambiguïté : l’avenir est au suprématisme. Le voilà donc hors nuance, dans l’affirmation d’un dogme, dans le prosélytisme fulgurant, exerçant une forte influence sur le milieu artistique de Vitebsk au début, puis conduisant inéluctablement à quelques tensions… jusqu’au clash du 25 mai 1920 où tous les étudiants de Chagall demandent à être transférés chez Malewicz … ce qui le conduit à quitter l’école pour Moscou, sans jamais y revenir.

Ce sera donc à Vitebsk que Malewicz rédigera ses principaux écrits après avoir fondé avec ses étudiants l’Ounovis – littéralement les affirmateurs du nouveau en art – visant à diffuser le suprématisme dans toutes les sphères de la vie sociale. En 1921 il change le nom en Institut pratique des études artistiques de Vitebsk. Il est à la tête du soviet des professeurs.

Malewicz voulait reconstruire le monde, rien de moins, et il ne voyait pas d’autre action que l’extension tridimensionnelle du suprématisme… Idée folle que Katarzyna Kobro a néanmoins réussi à matérialiser avec la Construction suspendue, unique en son genre, qui transpose le vocabulaire pictural de Malewicz en trois dimensions et explore les tensions spatiales entre formes solides en interaction.
Une des multiples raisons d’aller voir cette exposition : cette artiste est rarement présentée, la majorité de ses œuvres ayant été détruites durant la Seconde guerre mondiale, et, outre une exceptionnelle présentation l’an passé au Musée de la Reine Sofia, à Madrid, il faut aller en Pologne, au musée de Łódź, pour voir la Salle néoplastique conçu par son mari, Wladyslaw Strzeminski – dont Outils et produits de l’industrie, une très belle peinture à l’huile est ici exposée – dans laquelle figurent quelques-unes de ses sculptures.

Pendant de l’école, le musée d’art contemporain que Chagall créa presqu’aussitôt l’école ouverte, comme le pendant de l’enseignement, le centre de visionnage de tout ce qui se fait dans la lignée qu’il souhaite défendre. Dès 1919, le Fonds artistique de l’État lui envoie, depuis Moscou, les premiers tableaux aux styles très divers : Pen, Lissitzky, Kandinski auxquels vont venir s’ajouter des œuvres achetées des 1920 : Gontcharova, Larionov…
Mais la guerre civile aura raison des conditions économiques, les professeurs meurent de faim et en mai 1922 Malewicz décide de s’exiler à Pétrograd afin d’y poursuivre ses réflexions, suivi par ses étudiants. Fin de l’histoire.

Le visiteur attentionné aura le loisir – et le plaisir – de suivre un parcours habillement agencé qui met en valeur un ensemble de deux cent cinquante œuvres et documents en provenance de la Galerie Tretiakov de Moscou, du Musée d’État russe de Saint-Pétersbourg, des Musées de Vitebsk et de Minsk et d’importantes collections américaines et européennes. Avec comme fil rouge, comme fondations sur lesquelles furent bâties le schéma scénique, ces trois figures emblématiques que sont Marc Chagall, El Lissitzky et Kazimierz Malewicz.
Ponctué par un remarquable catalogue aux très belles reproductions, cet événement qui est à rapprocher de l’exposition Paris-Moscou 1900-1930 de 1979 fera donc date.
A vous de ne pas le rater…

François Xavier

Angela Lampe (sous la direction de), Chagall, Lissitzky, Malévitch | L’avant-garde russe à Vitebsk (1918 - 1922), 250 illustrations, 245x245, Editions du Centre Pompidou, février 2018, 288 p. –, 44.90€

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