James Ensor et Léon Spilliaert, extérieur jour, intérieur nuit

Ces expressions empruntées au langage cinématographique permettent de suivre l’intéressant  parallèle qui est proposé par cette exposition entre les deux maîtres ostendais. Il y a dans ce vis-à-vis comme un miroir inversé, des échos qui s’annulent, deux visions opposées. Quelques connivences aussi qui ajoutent à l’intérêt du parcours.

Ensor d’abord. Sur une photo en noir et blanc datée de 1933, prise au restaurant Au Cœur Volant situé au Coq (De Haan), une station balnéaire belge alors Belle Epoque, on peut voir assis autour d’une table quatre hommes discutant dont Albert Einstein et James Ensor.
Sur une autre, prise de 1921, trois hommes aux corps à peine déformés apparaissent au milieu d’une pièce dont les perspectives sont, elles, carrément déviées. James Ensor est avec Constant Permeke et Maurice Antony, l’auteur de ce curieux cliché pris dans un miroir en boule.
Ces indices donnent tant de l’artiste Ensor que de l’homme Ensor une assez juste image. L’un comme l’autre jouent à la perfection des extrêmes. Chez eux, le sérieux est associé au burlesque, le goût de la fantaisie la plus surprenante est voisin de l’esprit critique le plus piquant. Que ce soit dans son style, son existence, ses thèmes, ses textes, Ensor  – cette fois réunifié  – a en main une palette qui ne semble jamais se refermer. Symboliste, réaliste, soucieux d’infimes détails, abstrait à ses heures, coloriste sans limites, ami des atmosphères sobres et ennemi des codes bourgeois, bien qu’il porte volontiers son titre de baron, il déjoue les jugements et échappe aux classements.

On aime ou pas sa peinture. Elle a été beaucoup débattue, beaucoup louée. Elle se distingue toujours. Ensor avance masqué au-devant de nos regards et les emmène dans le même temps vers des paysages et des natures mortes qui témoignent de sa sincère sensibilité. Son sens de l’esthétique, pour le moins personnel, est autant nourri de la lumière du Nord que des ruptures nées des rencontres avec les autres Vingtistes les fondateurs du Groupe des XX, ce cercle des avant-gardes qui anima une dizaine d’années la vie artistique belge.
Ensor indéniablement a créé sa marque.
L’ironie et l’humour tiennent la première place et les mots acides renvoient aux tonalités similaires. Ses tableaux sont des théâtres, des tribunes, des lieux indéfinissables qui donnent à une série d’acteurs imprévisibles les rôles dominants : tantôt des coquillages et des chapeaux à plume, tantôt des squelettes et des harengs saurs, tantôt des fantômes et des cuirassiers. Ses autoportraits valent une biographie. Le masque me dit : fraîcheur de ton, décor somptueux, grands gestes inattendus, expression suraiguë, exquise turbulence, note James Ensor dans ses Écrits parus en 1921.

 

Car comme en peinture, Ensor en littérature est prolixe, étonne par les mots qu’il invente, divague en sachant où il désire conduire la pensée de son lecteur. Où ? Vers qui ? Personne sinon lui-même. J’aimerais défendre avec vous la jeunesse et ses espoirs et je dirai à tous la belle légende du Moi, du Moi universel, du Moi unique, du Moi ventru, du grand verbe Être : Je suis, nous sommes, vous êtes, ils sont !

Les 26 tableaux venus du Musée Royal des Beaux-Arts d’Anvers, le KMSKA, résument et détaillent ces contrastes qui construisent l’œuvre d’Ensor, comme le feraient d’une sonate  les touches blanches et noires d’un piano, l’instrument sur lequel le peintre, mélomane averti, aimait jouer.  Un carnaval de masques, de couleurs vives, une foule un peu confuse qui s’agite, un intérieur paisible, des nuages qui dérivent au-dessus des vagues, des voiles et des mâts, un ciel qui foudroie Adam et Eve, une élégante abritée par un parasol rouge.
Des extraits de textes signés par Ensor accompagnent les toiles et les dessins. Pêle-mêle, évocateurs, les mots s’envolent. On peut lire entre autres ceux de sirène…opale…palpitation… dentelle d’argent… roseaux chantants… 
L’imagination de la plume est ouverte, rayonnante, autant que celle du pinceau.
Cet ensemble fait l’objet d’un prêt à long terme au Mu.ZEE d’Ostende. Ceux qui ont envie de voir, revoir, découvrir, juger, admirer ou déprécier encore Ensor ont toute latitude pour le faire.

 

Léon Spilliaert (1881-1946) ensuite.
À côté des scènes diurnes de son prédécesseur, se dévoilent ses contes nocturnes. Un univers aux ombres veloutées, aux volumes mélancoliques, un monde complice de la solitude et du silence dont l’éventail de tons est restreint mais dont l’invitation à l’infini des rêveries ne cesse de s’élargir. Un léger vertige qui va se creusant saisit la pensée. Ici les éléments jouent une autre partition, à la fois sourde et qui résonne pourtant durablement au fond de chacun.
La lune, une rafale de vent, un sillage si impressionnant qu’il semble annuler le navire qui le produit, confondu au loin avec l’horizon tandis que la fumée s’épaissit dans les nues noires (Mer avec sillage, 1902).

 

L’autre peintre ostendais a aussi vécu son enfance dans une boutique, non de souvenirs comme Ensor mais de parfums. La nuit sera son auxiliaire, de même l’encre de Chine et le pastel. Elle diluera les formes de ses sujets, donnera à chaque motif des contours proches d’un drame. La couleur viendra plus tard, comme un gage de réussite et de vie nouvelle.
Il connaît bien l’œuvre de Munch, il sera l’ami de Stefan Zweig et du poète Emile Verhaeren, il rencontrera Picasso.
Spilliaert l’isolé a des admirateurs partout, preuve que ses songes ténébreux fascinent.

 

Dominique Vergnon

 

Herwig Todts, Rêves de nacre, Ensor dans la collection du KMSKA à Ostende, 145 x 205, 19 illustrations, Mu.ZEE, mai 2018, 56 p.-,  8 euros.  (www. muzee.be)   

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