L’après-demain des villes, selon Luc Schuiten

Deux architectes croisent leurs visions du monde. Par des chemins opposés, ils se rejoignent dans un même désir d’offrir le meilleur à leurs concitoyens. Un mot commode les relie, utopie. Sans doute plus que cela. La réalité commande quand on élabore des plans. Ledoux voulait « détruire les taudis pour redonner aux hommes leur humanité ». Luc Schuiten, loin d’ignorer le problème de l’urbanisme croissant, « pense que les agglomérations, les villes moyennes ou petites peuvent apporter une qualité de vie, de convivialité, d’échanges et de relations excessivement riche ». Est-ce que demain ce sera encore possible ?

Fort apprécié de Louis XV et de Madame du Barry, construisant des palais pour quelques grandes familles aristocratiques parisiennes, élu en 1773 à l’Académie royale d’architecture, Claude Nicolas Ledoux estime que l’harmonie du monde est nécessaire à la qualité de la vie sociale et que l’ouvrier doit être logé comme tout prince peut l’être, de même que dans le somptueux théâtre de Besançon dont il a conçu les plans, chaque spectateur doit tout voir et tout entendre quelle que soit sa place. Son projet pour Arc-et-Senans est aussi harmonieux qu’ingénieux. Au milieu des champs, une usine idéale est bâtie. Si Vitruve et Palladio se rejoignent en lui, sa vision révolutionnaire alliant antiquité et classicisme dépasse tout héritage et annonce un futur qui séduira jusqu’aux surréalistes. La première pierre du grandiose ensemble de la saline royale est posée le 15 avril 1775. Les perspectives sont parfaites, les symboles nombreux, l’élégance irrécusable. Le lieu est inscrit en 1982 au 

patrimoine mondial de l’UNESCO.

Relire Thomas More. Dans son célèbre ouvrage paru en 1516, Utopia, on note que « l’île d’Utopie contient cinquante-quatre villes spacieuses et magnifiques. Le langage, les mœurs, les institutions, les lois y sont parfaitement identiques. Les cinquante-quatre villes sont bâties sur le même plan et possèdent les mêmes établissements, les mêmes édifices publics, modifiés suivant les exigences des localités….Il y a, au milieu des champs, des maisons commodément construites, garnies de toute espèce d’instruments d’agriculture et qui servent d’habitations aux armées de travailleurs que la ville envoie périodiquement à la campagne… ». Né à Bruxelles, Luc Schuiten a certainement lu ce texte prémonitoire. Il est comme son illustre prédécesseur passionné d’harmonie et de progrès social. Il est convaincu que les modes de vie mondialisés d’aujourd’hui condamnent l’environnement à une sorte d’implosion et donc il y a urgence à les revoir à brève échéance. L’élimination totale de ce qui serait artificiel comme base de départ. En somme, faire fleurir le végétal là où domine le métal, poser du gazon là où se dresse le béton.

Pour éviter un point de non-retour, il conseille d’éviter de consommer davantage notre capital commun. L’évolution impose, selon lui, d’aller vers un futur qui sera durable, vivable, accompagné seulement par un vivant tiré de la nature. Celle-ci est à même de fournir tous les modèles possibles de progrès. On pense au Shinkansen, ce train à grande vitesse qui circule au Japon et dont certains prototypes, circulant à près de 440km/h, sont inspirés pour leurs formes aérodynamiques…du bec du martin-pêcheur.

Luc Schuiten s’est bâti une maison au milieu des arbres, intelligente, écologique, autonome, vivant du « vent, du soleil, de l’eau de pluie ». Ses villes d’après-demain s’en inspirent. Juste un changement d’échelle. Elles devront donner à ceux qui y vivent des valeurs, les rassembler, les faire respirer autrement. Poulaillers et serres seront sur les toits, on se déplacera en ornitoplanes à ailes battantes. Il imagine de hautes tours s’achevant en forme de lotus, des immeubles se succédant comme autant de vagues, des rues en anneaux courbes, des parkings devenus des aires d’atterrissage, du vert habillant toutes les façades.

Comme les maquettes blanches de Ledoux, présentées au musée, qui toutes apparaissent comme des synthèses absolues de volumes purs et de lignes idéales, les immenses dessins de Luc Schuiten sont de vivantes palettes de couleurs douces et de lumières claires qui se renouvellent dans la douce pénombre de la grande salle. Leurs contrastes savamment étudiés font que l’œil les parcourt avec curiosité. Dans ces paysages des cent prochaines années, sans aspérités mais sans lassitudes, on voit Genève et son jet d’eau qui ondule, on se promène dans une Nantes « plus optimiste que fantastique », Strasbourg est reconnaissable malgré deux flèches à la cathédrale, la pollution qui ternissait Shanghai a disparu au profit d’un air pur, Bruxelles serait une manière de paradis ayant retrouvé ses ruisseaux et ses étangs. Les biotechnologies les plus performantes et les lois les plus simples de la nature permettent une totale résilience urbaine. Ce créateur de l’après-demain pense à tout, de la production d’énergie à la circulation des marchandises. Il envisage de recourir à la lévitation pour ressentir des émotions. Pourtant, des thèmes semblent occultés ou si secondaires que rien ne les mentionne, ceux de la culture et des loisirs, de la transmission des informations, de l’alimentation. Cela viendra peut-être, ce penseur du futur a, il l’annonce, l’existence devant lui !   

Dans des carrés où poussent bambous, saules, prunus, érables et tant d’autres plantes et arbustes enlacés à l’osier et aux métamorphoses d’inégales concordances - la végétation peut toujours améliorer les structures existantes - Luc Schuiten se mesure à la nature. De nombreux étudiants paysagistes et en écoles horticoles ont travaillé avec lui dans le cadre de ce 18ème festival des Jardins. Ils ont juste semé pour demain. A suivre. Reste la rencontre unique et réjouissante, à près de trois siècles d’intervalles, de Claude-Nicolas Ledoux et de Luc Schuiten. Tous les deux signent un sincère plaidoyer pour l’avenir.

Dominique Vergnon

Luc Schuiten, Gauthier Chapelle, Vers une cité végétale, 27x27 cm, nombreuses illustrations, les éditions Mardaga, avril 2010, 168 pages, 29 euros.

www.salineroyale.com; tel : 03 81 54 45 45 ; jusqu’au 21 octobre 2018

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