Regards sur l’art d’une autre Italie

Parcourant ces pages où sont reproduits les tableaux comme marchant au long des salles où ils sont accrochés dans leur vérité immédiate, il est aisé de constater que la réalité parfois oppresse, déconcerte, au-delà de ses attractions immédiates pour l’œil qui en découvre le revers caché. Répété et chaque fois exprimé autrement, le mot mystère s’impose. Il entoure les visages que les auteurs ont croisés, les objets les plus quotidiens qu’ils ont tenus entre leurs mains, les rares paysages qu’ils ont vus.
Il y a un volet métaphysique dans ces visons, soulignait un critique.

Une ambiance inaccoutumée enveloppe ainsi les êtres comme les choses et semble faire glisser nos repères vers un autre univers. La distance qui s’établit ailleurs ici s’est abolie, autant pour nous éclairer que pour nous circonvenir. Le temps et l’espace ne sont pas dilatés, au contraire, ils se sont réduits à des instants presque insignifiants. Intérieurs, exil, portraits silencieux, nature peu présente. Pourtant, par effraction et à dessein, ils portent des moments essentiels.
Pour saisir leur portée, il ne faut pas les sortir de leur contexte historique, social, esthétique. La surprise et le plaisir de suivre ce parcours visuel est ancré dans cette condition première. On a parlé de magie, elle est là, renouvelée, évidente dans sa présence insidieuse, lumineuse dans son retrait. On a parlé d’objectivité, elle est là également, mais tellement évidente qu’elle reste comme en creux et peut-être même vidée de sa substance.

 

Ces deux femmes âgées qui prient le soir, peintes (1932) par Cagnaccio di San Pietro ont l’allure de pénitentes assises devant le mur bleu d’une maison. Cet architecte élégamment vêtu mesure au compas des volumes invisibles mais qui renvoient à ceux que Giorgio De Chirico décrit avec son talent habituel, comme le prouve bien sûr cette toile emblématique de 1924-1925, Piazza d’Italia. Cette mère qui donne le petit déjeuner à son enfant (huile de Mario Tozzi, 1927) est attentionnée mais elle n’a pas de cuillère et l’on sent bien qu’il manque l’élément fondateur pour que l’action soit plausible et naturelle.
Cet autoportrait signé de Mario Lannes, né et mort à Trieste, une ville s’il en est qui est un creuset multiple d’expériences et d’innovations, une de ces villes aux frontières des cultures et des ruptures, est plus qu’une signature. Sa symphonie de gris calculée, sa rigidité voulue, cette élévation de soi délibérée font plus qu’interroger le regard, elles le provoquent.
Signalons encore cette femme au profil anguleux qui se découpe sur le mur jaune. Elle est gantée de noir, assise devant ce qui serait un piano puisqu’elle joue un adagio de Schubert. Bruno Croatto, mort à Rome en 1948, a omis le clavier !

 

 

 

De même, ce groupe d’écoliers (huile sur toile de Felice Casorati, 1927-1928) dont certains nous fixent et d’autres dont les yeux nous fuient, s’est installé dans une classe qui est une espèce de salle de cours privés où la table de salon a remplacé le pupitre en bois. De page en page, d’œuvre en œuvre, l’esprit est donc convoqué autrement pourrait-on selon la commodité connue du langage. On est renvoyé à soi-même, à l’histoire, à l’art de la période trouble que chacun vit, à ce lien qui évoque un lointain Magritte et les Surréalistes.
Dans cette décennie particulière de l’histoire de l’Italie, c’est une parenthèse riche de créativité, de doutes, de malaises, d’espoir, de solitude et de ferveur. Les gens se voyaient vivre sans se voir vraiment vivre, avançant dans une sorte de dédoublement de soi, comme l’évoque Cesare Sofianopulo, lui aussi de Trieste,  décrivant dans cet étrange tableau le peintre devant une sorte de cité idéale, sa tête à l’endroit face à sa tête à l’envers présentant l’autre côté, les mains qui se croisent sur la rambarde du pont Ponterosso qui passe sur un canal, quelques lumières trouant une nuit froide, avec sous le bras un exemplaire des Fleurs du mal de Baudelaire.

L’Europe était sortie de la Grande Guerre. Mussolini accède au pouvoir en 1922. L’historien et critique d’art allemand Franz Roh formule « le réalisme magique » en 1925. L’ombre sombre d’un second conflit ne s’est pas encore étendue mais quelques-uns, plus clairvoyants, la pressentent. Les perspectives changent. Dans cette manière de peindre, l’héritage du passé est obsédant. Il suffit de voir seulement le portrait de la Signora Su Tarsia exécuté en 1938 par Edita Broglio, née à Smiltene, en Russie. Serait-on à Florence au temps des Médicis ? Elle est à l’origine de la revue « Valori Plastici » qui réunit plusieurs artistes dont De Chirico et valorise le retour à un classicisme assumé. Voir ce sobre repas de Virgilio Guidi, mort à Venise en 1984, quand les mets sont posés sur une nappe blanche dont les plis parfaits rappellent ceux des peintres Flamands.  
On devrait mentionner Morandi, Carlo Carrà, Ubaldo Oppi, né à Bologne en 1889. Ils appartiennent à une veine similaire, ils parlent un langage identique. Toutes sont imprégnées de cette essence rare et inflammable, « peinture de couleur paysanne, enrichies et comme anoblies par une ineffable solennité de primitif, un aspect aride et grave mais qui en même temps est uni à une gentillesse si exquise dont on se saurait trouver d’équivalents que dans quelques fresques de certains maîtres d’avant la Renaissance * ».
Les clowns apportent une note de couleur, certes, mais les yeux restent tristes. Les masques de la fête ne sont pas loin, qui moquent le monde, l’argent et le plaisir.

Conçu par l’architecte anglais, David Chipperfield, le musée Folkwang situé à Essen, fondé par Karl Ernst Osthaus (1874-1921) à Hagen en 1902, abrite des collections spectaculaires. Cette publication accompagne l’exposition qui s’y tient actuellement.

 

Dominique Vergnon

Peter Gorschlüter, Anna Fricke, Gabriella Belli et al., Une réalité déconcertante, la peinture italienne des années 1920, 245 x 285, 113 illustrations, éditions Hirmer (en allemand), septembre 2018, 199 p.-, 39 euros

  *  Luigi Cavallo

 

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