La nature privée d’ordre

« Superbe et sauvage », deux mots qui ont souvent été repris pour évoquer Le Centaure mourant, œuvre célèbre (bronze à la cire perdue exécuté entre 1911 et 1914) de Bourdelle dont la force qu’elle dégage n’a d’égale que l’émotion qu’elle suscite. Le sculpteur avait noté à ce sujet que « la matière et l’esprit s’entraidant font de l’homme un dessin surhumain ». Risquerait-on le terme de monstre devant ce duo mythique de l’homme-cheval sorti des origines, sublimé sous la main de l’artiste ? Les centaures pourtant étaient nous dit l’auteur, « violents, ivrognes et lubriques ».  

Nous voici devant ce qui semble soudain être sorti des normes naturelles, en dérégler l’ordonnance habituelle, provoquer le regard et la raison et les déstabiliser. Un regard qui au cours des périodes de la longue histoire humaine a évolué. Ce qui au Moyen-Âge effrayait trois siècles plus tard retenait la curiosité. On comprend mieux de nos jours l’anormalité, on cherche ses causes en dehors des idées reçues d’hier, celles qui entourent les maléfices, les punitions, les péchés, le diabolisme. Ces difformités qui, à l’évidence, peuvent toujours choquer, renvoient maintenant à d’autres causes, à chercher du côté de l’hérédité, de l’accident, d’un défaut dans les codes vitaux.

 

Dans cet univers du fantastique, du dantesque et de la transgression, hors des repères, les artistes ne pouvaient que puiser des êtres fabuleux, inconcevables en dehors du pouvoir illimité de leur imagination, à la fois merveilleux et troublants, splendides et misérables, malfaisants et bizarres. Dragons, chimères, harpies, licornes, sirènes, Léviathans, mutants, zombies, bêtes en tous genres dont celle du Gévaudan, comparée à d’autres, ne serait pas loin de là la plus terrible, peuplent la peinture, la sculpture, les gravures, les tapisseries, le cinéma. Déjà dans la culture aurignacienne qui commence le paléolithique supérieur, soit il y a environ 30 000 ans, dans de l’ivoire de mammouth, des mains agiles ont taillé une statuette d’un homme-lion.

Depuis cette première création, les inventions et les compositions ont dépassé tout ce que la nuit a soufflé dans les rêves et les cauchemars des démiurges les plus hardis. Jérôme Bosch, expert en combinaisons végétales et animales, dépeint dans Le Jardin des Délices une faune grotesque, pervers, démente, finalement captivante. Dürer grave Le Cochon-monstre de Landser et Lucas Cranach l’Ancien conçoit Le Veau-moine.
Ce pourrait être là les rappels des surprenantes effigies médiévales si réelles dans leur approche esthétique qu’elles paraissent vivantes et plausibles. Certains chapiteaux de cathédrales ne sont pas inférieurs en folies que nos modernes « martiens dépourvus d’organes digestifs et reproducteurs, êtres-cerveaux logés dans des tripodes articulés crachant leurs rayons et leur gaz destructeurs (qui) sont bien là pour conquérir la terre ».  

Renaissance, classicisme, baroque, romantisme, surréalisme, « les artistes inventaient ces formes en dehors de toute règle…et peignaient ainsi une foule d’espiègleries et d’extravagances » écrit Giorgio Vasari, cité par Martial Guédron. De Füssli, Goya et Kubin à David Cronenberg en passant par Murnau qui engendre le comte Orlok pour son film Nosferatu, les fictions et les hallucinations ont accédé à la démesure de l’étrange et dédoublent l’anomalie en de multiples langages visuels dont le cycle Cremaster de Matthew Barney est un des derniers avatars parmi les plus spectaculaires, alliant dans des chorégraphies sans cesse surprenantes tous les symboles, comme le merveilleux, le sexe et la mort. Monstre, du verbe latin monstrare, montrer, une des étymologies possibles.

 

 

Le mot monstre vient aussi du latin monere, qui veut dire avertir, est-il précisé à la fin de cet ouvrage magnifiquement illustré, dense, étayé par des recherches poussées et nombreuses.
Le lecteur découvre page après une manière de spectacle énigmatique des plus hantés.

Professeur d’histoire de l’art à l’université de Strasbourg, très versé dans les liens entre sciences et art, Martial Guédron, en maître averti, invite à une passionnante odyssée dans le monde de l’insolite.  

 

 

Dominique Vergnon

Martial Guédron, Les monstres, créatures étranges et fantastiques de la préhistoire à la science-fiction, 220 x 270, illustrations, Beaux-Arts éditions, octobre 2018, 29,95 euros.

 

 

 

 

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