Le cubisme ou la naissance de l’art moderne

On l’a vu au musée d’Orsay dernièrement, Picasso referme définitivement l’idée de la représentation telle qu’on l’entendait encore à cette époque en 1906, et il s’embarque avec Braque dans la genèse d’un mouvement qui sera le plus décisif de l’histoire de l’art moderne. Théorie trop rapidement détournée par la tentation de l’abstrait (géométrique avec Herbin, synectique, etc.) que même le Centre Pompidou ne s’y était pas penché depuis plus de soixante-cinq ans !
Pour se faire pardonner, les trois commissaires de cette exceptionnelle manifestation (à voir jusqu’au 25 février 2019) ont décidé d’élargir la période jusqu’à 1917, pouvant ainsi intégrer la Première Guerre mondiale et étudier le développement du mouvement à Paris. Ainsi a-t-on sous les yeux les deux courants qui se défièrent : les artistes des galeries, les pionniers (Braque, Picasso, Gris, Léger) et les artistes des Salons, à partir 1911, qui vont l’écarteler (Apollinaire) en branches orphiste ou cubo-futuriste dissidentes : Gleizes, Metzinger, Picabia, Duchamp (le fameux Nu descendant un escalier de 1912), les époux Delaunay (Robert exposera ses premières toiles cubistes au Sturm car refusées dans les salons français)…

Cette drôle d’histoire débute officiellement un jour de novembre 1908, dans une petite galerie de la rive droite, au 28 de la rue Vignon : un jeune galeriste allemand du nom de Kahnweiler (qui sera aussi le premier éditeur d’un jeune Polonais qui deviendra Apollinaire) expose des toiles de Georges Braque. Mais on pourrait situer plutôt sa véritable naissance en provenance d’un état d’esprit, comme Gris définissait le cubisme, issu de la fréquentation du cirque Médrano (lequel sera peint par Léger en 1918) par une bande de jeunes artistes de la galaxie du Bateau-Lavoir : Picasso et Braque, bien entendu, accompagnés de Max Jacob, André Salmon et Apollinaire.
Toujours est-il que l’exposition de 1908 verra Henri Matisse s’emporter violemment, taxant ces œuvres de petits cubes : il faut dire que Braque avait osé s’attaquer à ses sacro-saints paysages de L’Estaque. Le peintre d’Argenteuil s’est offert le luxe de mixer le modèle cézannien, la poétique mallarméenne, l’approche naïve du Douanier, l’influence de la culture populaire pour en arriver aux angles droits, à cette quête de dynamisme et de mouvement perpétuel… D’ailleurs Mac Orlan dira qu’il y a plus d’aventures sur un échiquier que sur toutes les mers du globe. Une manière d’interpréter la leçon de Cézanne qui indiquait une nouvelle voie de recherche : représenter sur une toile à deux dimensions des solides qui en ont trois. Il écrira d’ailleurs, à Emile Bernard, en 1904, « … traitez la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective… » ; alors, les cubistes, des suiveurs ou des inventeurs ?
Ni l’un ni l’autre, des témoins d’un monde qui s’écroule, il n’est en rien question de mouvement ni de période, finalement, c’est plutôt un questionnement sur le ressenti, l’expérience d’un possible visuel démit de ses fonctions premières pour détourner le regard, dévier l’attention et lui offrir plus de liberté d’interagir…

L’idée séduit aussi Picasso, il marchera de conserve avec Braque jusqu’en 1914 pour transformer l’approche conceptuelle de la peinture mais aussi de la sculpture. L’idée de perception telle qu’elle a cours est niée, adieu la copie de l’illusion donnée à un modèle, les deux hommes vont créer un nouveau langage visuel et tactile : le motif devient une structure indépendante et autonome.
Mais que de difficultés rencontrées pour imposer cette nouvelle peinture, il faudra toute la force de conviction de Kahnweiler qui n’en démordra pas toute sa vie durant, ne travaillant que pour le cubisme, abhorrant l’abstrait, quitte à sa fâcher avec ses pairs ou certains artistes (lire la biographie romancée de Pierre Assouline).
Par exemple, en 1912, les 9 février et 19 mars, on pouvait lire dans les colonnes du journal Gil Blas que « cubistes et futuristes n’ont d’importance que celle qu’ils s’attribuent. Ce sont des enfants qui se sucent le pouce » ; avec comme meneur un jeune trentenaire qui a déjà refermé ses périodes bleue et rose, « Picasso est […] le chef des messieurs cubistes, quelque chose comme le père Ubu-Kub ! »
Il fallait avoir le cuir bien tanné pour se vouloir l’ambassadeur indéfectible des cubistes dans ce bas, très bas monde… mais Kahnweiler, le marchand du siècle, avait la certitude que son intuition était la bonne, et un sacré caractère. Pour arriver à dompter le fauve Picasso, à porter littéralement Gris (dont la santé fragile était un handicap) et à soulever des montagnes pour arriver à faire tourner les affaires dans sa petite galerie qui ne présentait que les cubistes. Être pionnier n’est jamais chose facile, surtout quand on se replace dans cette époque engoncée dans la tradition, la peinture figurative, voir ainsi débouler de jeunes artistes qui renouvellent tout, osent allier peinture, collages et constructions, tableaux-objets, etc.

Pour moi, peindre un tableau consiste à s’impliquer dans une action dramatique au cours de laquelle la réalité est déchirée. Ce drame balaie toutes les autres considérations. L’action (geste) tridimensionnelle est secondaire en ce qui me concerne. Ce qui importe est le drame de l’action lui-même, le moment où l’univers s’échappe seulement pour rencontrer sa propre destruction.
Pablo Picasso

Nonobstant ce que pensent certains parisiens et/ou artistes, le galeriste Kahnweiler travaille et tisse son réseau à l’international, cela tombe bien, il y a, notamment,  un certain homme d’affaires russe qui aime passer du temps à Paris, monsieur Chtchoukine : il est séduit, achète des toiles qu’il exposera dans ses salons moscovites. Ainsi, le cubisme électrise l’art dans le monde, de l’Amérique à la Russie et sera à l’origine du constructivisme (Tatline), du suprématisme (Malewicz, dont le Samovar de 1913 prêté par le MoMa, est une pure merveille), ou du néo-plasticisme (Mondrian qui peignit un Paysage avec arbres en 1912, hypnotique et si loin de ses futurs tableaux colorés) voire inspire la réaction du futurisme , finit fatalement par nourrir Matisse, influence Chagall, frappe Brancusi, oriente Le Corbusier, etc.
L’esthétique du cubisme est la matrice de la modernité…

François Xavier

Brigitte Léal, Christian Briend et Ariane Coulondre (sous la direction de), Le cubisme, 300 illustrations couleur, 245 x 295, relié, couverture cartonnée, éditions du Centre Pompidou, octobre 2018, 320 p. -, 49,90 €

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.