Parcourir les signes et les lignes

Pour suivre les pistes qu’offre cette exposition, il faut accepter de passer par les signes qu’elle dévoile. En prenant sinon pour guide du moins pour appariteur, si on veut bien donner à ce terme davantage que son sens premier qui serait réducteur ici, Joan Miró. Les talents et les élans du maître catalan suffisent à donner du parcours tel qu’il a été conçu une synthèse éloquente et une orientation décisive, sachant qu’ensuite chacun des artistes présents soit en développent avec ironie le contenu, soit en détournent avec indépendance l’objectif, soit encore en gardent avec justesse l’essentiel. Pourquoi Miró ? Parce que comme l’écrit Jacques Dupin, il « travaille à partir d’un système de signes, élaborés mais non fixés, signes mouvants, ouverts, disponibles ».
Des mots qu’à l’aune de l’artisan des célèbres calligraphies cosmiques, d’autres artistes sont en droit de faire leur. Chacun en effet donne à ses créations des dimensions forcément personnelles, tantôt aussitôt accessibles et en lien avec la nature qui impose ses mesures, tantôt échappant à une interprétation facile quand la fantaisie donne au pouvoir inspirateur libre cours.

Citons pour engager la visite, l’inspirateur discret de ce lieu, Jacques Lacarrière : « Se rencontrent, se joignent, se mêlent, s’épousent ici, en océanes noces, le nuage et la mer ». Nous suivons « chemin faisant » autour des axes retenus par la commissaire, Catherine de Braekeleer, un parcours qu’elle qualifie d’« iconoclaste ». Elle a raison, il l’est. Elle use d’un terme explicite certes mais réducteur parfois : « captations ».
Toutes les traces visibles en sont, elles se mêlent et interfèrent, se croisent et divergent. 

 

Comme ses propres pas autour et au détour des salles, le regard du visiteur circule au gré des œuvres qui attirent son attention. Il reste devant certaines, passe plus vite devant d’autres, s’arrête devant ce qui lui plaît et reste furtif face à ce qui le surprend ou l’égare. Le choix qui a été opéré, parfaitement subjectif et assumé, permet cette souveraineté dans la découverte. Difficile dans ces conditions de suggérer un parcours et des haltes.
Mais si on repense à Miró, l’intérêt s’affine et des noms s’affirment davantage, en insistant sur l’inanité de toute hiérarchie, déplacée dans ce cas. Ceux de Kikie Crêvecoeur avec Chantemerle 1 (gravure sur linoléum de 2004), de Pol Bury, peintre et sculpteur belge, poète de la lenteur, surréaliste et qui avec Deux rectangles arrondis (gravure sur bois de 1977), rappelle son goût pour le cinétisme. Il relatait en 1976 les phases de son travail : « Il était tentant d’utiliser le bois, d’en restituer la texture, le dessin qui, comme les lignes de la main, et toujours différent. J’encrais de couleur claire une planche de contre-plaqué sur toute sa surface. Une feuille de papier, posée dessus, restituait après leur passage dans la presse, le grain du bois dans ses moindres textures ».
Egalement les noms d’Antoni Tàpies, né à Barcelone comme Miró qu’il rencontra en 1949, de Zoran Music, l’homme des confins italiens et slovènes, né le 12 février 1909 à Gorizia, alors que la ville appartient à l’Empire austro-hongrois. S’il sut mieux que quiconque capturer en un faisceau de lignes la silhouette de Venise posée sur l’eau, en quelques ombres intelligentes et poignantes, il relate la douloureuse odyssée vers les camps nazis. Il prévient que « nous ne sommes pas les derniers ». On aimerait qu’il se trompe !
Mentionnons aussi le nom de Catherine Viollet, qui déploie un livre-accordéon et y dévide un réseau rouge, sinueux, vagabond.

 

La centaine d’œuvres exposées, provenant des collections du Centre de La Louvière, appartient au vaste domaine de la gravure, un champ qui additionne les techniques liées au relief sur bois, au creux sur métal, à l’impression à plat, à un savoir-faire aussi savant qu’exigeant, que ce soit l’eau-forte, l’aquatinte, la manière noire, la pointe sèche. Les œuvres divisent donc ce cheminement en cinq « pérégrinations thématiques ». Il permet de prendre par bonheur des chemins de traverse et de voir que géographie et histoire dialoguent avec rythmes et espaces.
On y avance balisé par les photos ensoleillées de Martin Parr et les fragments noirs de Banatu II d’Edouardo Chillida jusqu’au bout du chemin qui conduit à la critique de la consommation des biens souvent inutiles. Thierry Wesel la dénoncent avec Palladium aux couleurs très contrastées et qui envahissent autant la feuille que les yeux tandis que Marcel Broodthaers (1924-1976), proche des surréalistes et de Magritte, défenseur et illustrateur des remises en cause, compose en 1972 Museum et s’interroge sur la valeur des œuvres en les répétant ad infinitum.
A l'opposé des morceaux de poésie de Pierre Alechinsky Jean Michel Alberola, avec des caractères rigoureux, pose La question du pouvoir (lithographie de 2009).   

On en revient à Jacques Lacarrière, un auteur qu’il faut ne jamais oublier de saluer pour son ouvrage fameux « L’été grec » (1976). Il écrivait : « Un pays que l’on trace au hasard, en embrouillant ses pas dans le froissement des feuilles ».
En déambulant dans ces quelques salles, l’esprit façonné par les notions du transitoire et du passage, on se sent conduit « vers l’insipide ou le merveilleux », pour emprunter encore des mots à Jacques Lacarrière. Un emprunt qui, en sortant de cet endroit toujours accueillant et original, laisse dans la mémoire son empreinte.

Dominique Vergnon

Catherine de Braekeleer (sous la direction de), Chemin faisant…à travers les collections du musée, 70 illustrations, 160 x 220, Centre de la gravure et de l’image imprimée, novembre 2018, 144 p. -, 15 euros 

"Chemin faisant, à travers les collections du Centre de la gravure de La Louvière", Centre Wallonie Bruxelles, à Paris, jusqu'au 17 février 2019 - plus d'info : www.cwb.fr 

 

 

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