Otto Dix, le regard au plus dur de la vie

En détaillant son travail au fil de ces pages, classées en cinq chapitres qui reprennent les œuvres de l’artiste allemand exposées actuellement au musée Sainte-Croix, également réparties en cinq sections, on mesure combien le regard d’Otto Dix (1891-1969) s’est emparé sans concession de la ville, des femmes, des visages, de l’Evangile selon saint Mathieu et de la guerre. Graveur de grande expérience, exceptionnellement habile à exprimer par le jeu des contrastes les oppositions qui sont la trame même du monde et des êtres humains, Otto Dix, qui connaît bien les grands maîtres de la Renaissance allemande, observe la vie c’est-à-dire la mort dans ce qu’elle offre de plus dur et de plus cru, avec un œil à la fois acide et mordant, ces mots pouvant être pris ici comme une métaphore du travail de la pointe et de l’encre sur la plaque et la feuille.
« Quand on grave, on devient le plus pur alchimiste » disait-il.

Otto Dix, à travers ces différents thèmes, ne semble mettre son talent qu’au service de ses expériences les plus personnelles, les plus vécues jusque dans la chair, soit quand il est au front, sans aucun doute l’épisode le plus dramatique de son existence, soit quand il est devant le nu féminin traité de façon toujours radicale, soit quand il arpente les cités en témoignant de l’agitation et des tentations urbaines, soit encore quand il se tient face à la personne dont il ne garde que quelques traits essentiels afin d’en dégager la psychologie profonde, soit enfin quand il se fait le traducteur interrogatif de la vie d’un Christ dont il veut rendre d’abord les souffrances.

 

Sa volonté de tout voir, comme il le disait, le confrontant autant aux réalités de la vie qu’à celles de la mort, le conduit à une exécution extrême du thème choisi. La puissance des effets met alors en relief les corps mutilés, les trous d’obus, les éclairages électriques, la décrépitude de la vieillesse, les caractères accusés même celui de la petite Nelly, les péripéties miraculeuses d’un homme résigné jusqu’à la crucifixion.

Les cycles exposés au musée Sainte-Croix, pour la première fois aussi complets, montrent à quel point chez Otto Dix se mêlent et s’unissent Eros et Thanatos, ces dieux hier mythologiques convoqués dans l’aujourd’hui quotidien par la main d’un homme qui en pressent toujours la présence diffuse. Dans Vanitas, (1932, technique mixte sur panneau de bois, appartenant au Zeppelin-Museum, Friedrichshafen, partenaire de  l’exposition), le pinceau se complait à accentuer les charmes de la jeune fille toute de chair rose dont le sourire se déforme déjà en rictus, ignorant mais pressentant la présence de la femme à la peau brune ridée qui se tient derrière et n’est plus qu’un ombre décharnée. Cette rencontre fatale se renouvelle dans cet ouvrage comme au long du parcours.

Mais dans ce dénuement grandit ma passion
Mort à toute fortune, à l’espoir, à l’espace
Mais non point mort au temps qui poursuit sa moisson

Elans sans avenir, souvenirs sans passé,
Décroître fait leur joie, expirer fait leur jeu,
Et Psyché brûle en eux, les ailes étendues


écrit le poète Jean Cassou, écrivain et historien d’art, mis en prison en 1942, à côté d’un Autoportrait en tête de mort de 1968, prolongeant ainsi avec des mots évocateurs l’univers sombre traversé d’éclairs de Dix.
On est frappé par l’étonnante aptitude du trait d’Otto Dix à passer, dans ses portraits notamment, de la douceur et de la rondeur (Mutzli, pointe-sèche, 1924) à l’aigu et à l’acéré (Crime sadique) et des nuances de clarté subtile (J.B. Neumann) à une gamme de noirs absolus et terrifiants (Apparition nocturne, lithographie, 1923).

Des tranchées où il combattit en tant qu’artilleur volontaire aux scènes où la violence n’est plus vue que comme une expiation, c’est toute la terrible et lucide dialectique d’Otto Dix qui interpelle davantage que le regard. Elle convoque la réflexion de chacun et creuse son attention.

Comme l’avait fait avant lui Goya de celles qu’il vivait, Otto Dix s’est fait le spectateur engagé et dénonciateur des horreurs du temps qu’il vit. Dans une scénographie aussi rigoureuse que lumineuse, ces pièces racontent ce « théâtre de la cruauté » où l’idéal a moins disparu que l’espoir et confirme que l’homme demeure cet « être de chair, de palpitations et de sang » qui porte en lui autant son indigence que sa grandeur.

 

Dominique Vergnon

Claudia Emmert, Marie Gispert et al. Otto Dix, estampes, 21x23 cm, 154 illustrations, Cahiers de l’Abbaye Sainte-Croix, n°136, août 2018, 192 pages, 35 euros.

Musée de l’Abbaye Sainte-Croix (MASC) ; jusqu’au 13 janvier 2019.

 

 

 

 

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