Balthus, une très singulière ferveur

Nous pouvons connaître à travers articles, biographies, correspondances, expositions et écrits personnels, presque chaque détail de l’existence de nombreux artistes de notre époque et voir qu’il y a bien des manières d’aborder et l’homme et l’œuvre. Pour Balthus, les mots qui tentent de les caractériser sinon de les enserrer se recoupent toujours: mythe, énigme, provocation, ambiguïté, érotisme, fantasme, rites. Des auteurs en parlent autrement et permettent peut-être d’éclairer le jugement quand bien même l’adhésion aux thèmes dominants n’est forcément au rendez-vous. On relit avec intérêt ces textes afin de saisir autant que possible comment l’œuvre est le miroir de l’homme. Entrer dans le double univers de Balthus reste au demeurant difficile, tant on est devant une peinture complexe, évidente ici, déconcertante là. Voir les tableaux soi-même, se former une idée en les comparant, en suivre l’évolution dans le temps, en lisant Balthus demeure sans doute la seule et la meilleure approche. Balthus, de son vrai nom est Balthasar Klossowski de Rola (1908-2001), se livre lentement. N’avait-il pas d’ailleurs fait du temps un de ses premiers alliés ?  

 

« Balthus, nous dit Artaud, reprend le monde à partir des apparences : il accepte les données des sens, il accepte celles de la raison ; il les accepte, mais les réforme ; je dirais encore mieux qu’il les refond ». Relire les lignes de l’écrivain pourrait être une clé pour passer le seuil étroit de l’œuvre de Balthus. Il y en a d’autres et les écrits sur l’artiste mort à 92 ans dans son immense chalet de Rossinière, classé en Suisse « bien culturel d'importance nationale » ne manquent pas. Autant de repères et autant d’interrogations au sujet d’un homme et de son legs artistique, comme si de multiples points d’entrée étaient nécessaires, se complétaient et n’épuisaient pas la totalité d’une œuvre au vrai sens du mot, singulière.
On a souvent retenu le mot de mystère à son sujet. Elle intrigue, déroute, fascine, surprend, elle n’entre pas dans un classement précis, elle allie l’érotisme à l’ingénuité, unit le classicisme au surréalisme, encore que ce terme ne soit pas si adapté que cela, elle a été soumise à toutes sortes de psychanalyse.  La carrière de Balthus a été longue, elle  ne compte pourtant que 350 toiles environ. André Malraux avait nommé Balthus à l’Académie de France à Rome. Il y restera dix ans.

 

Dans une lettre à Jean Paulhan, Artaud écrivait encore à propos de Balthus: « Il ne s’agit pas du tout de la cruauté vice, de la cruauté bourgeonnement d’appétits pervers et qui s’expriment par des gestes sanglants, telles des excroissances maladives sur une chair déjà contaminée ; mais au contraire d’un sentiment détaché et pur, d’un véritable mouvement d’esprit, lequel serait calqué sur le geste de la vie même…». L’artiste s’en est ouvert à maintes reprises.
Dans une lettre à sa femme datée du 1er décembre 1933 à sa femme Antoinette de Watteville, Balthus note ceci : « Je prépare une nouvelle toile. Une toile plutôt féroce. Dois-je oser t’en parler ? C’est une scène érotique. Mais comprends bien, cela n’a rien de rigolo, rien de ces petites infamies usuelles que l’on montre clandestinement en se poussant du coude. Non, je veux déclamer au grand jour, avec sincérité et émotion, tout le tragique palpitant d’un drame de la chair… »

Anna Wahli, qui a posé à partir de 8 ans, presque chaque mercredi, pour Balthus, relate avec beaucoup de naturel ses souvenirs, en parlant de ces séances comme d’un rituel, rappelant notamment l’attention de l’artiste au moindre détail, le temps pris pour saisir une attitude, la modifier à peine, ce regard insistant pour comprendre le corps avant de poser la main sur la toile. L’enfance reste proche, elle est un socle. Une des lectures inspirantes aura été « Les Hauts de Hurlevent » de Emily Brontë. A l’âge de 12 ans, Balthus avait publié un recueil intitulé « Mitsou », du nom de son chat, illustré de  quarante dessins. Rainer Maria Rilke, qui aura pour dernier amour de Baladine, la mère de Balthasar et de son frère Pierre, rédigera une petite préface. Pierre Bonnard, ami de la famille, encouragera Balthus à peindre.  

 

Jean Clair de son côté estime que dans ces tableaux, on pourrait ne voir qu’une « réalité fort quotidienne. Mais qu’on s’arrête et c’est bientôt au sein d’un rêve que l’on se réveillera. Car le rêve est si saisissant que confronté à lui, la réalité de tout à l’heure a soudain perdu toute consistance ». Citons à nouveau Artaud. Comment ne pas souscrire à ses mots, à sa perception affinée ? Une fois encore, il est loisible à chacun de ne pas apprécier un tel travail, il serait difficile de ne pas reconnaître qu’il s’auréole en quelque sorte d’un éclat particulier, à peine éteint, cependant vif, adouci, aigu, unique en somme, le signant d’un trait paraphe propre, éminemment peronnel. 
« On peut dire qu’il y a une couleur, une lumière, une luminosité à la Balthus. Et la caractéristique de cette luminosité est avant tout d’être invisible. Les objets, les corps, les visages sont phosphorescents sans que l’on puisse dire d’où vient la lumière ».

Au terme d’une belle sélection qui, autour de la célèbre toile de 1948-1950 La Partie de cartes qui appartient au musée, réunit 46 toiles, certaines venues de collection privées et donc rarement vues, l’exposition du musée national Thyssen-Bornemisza de Madrid constitue un nouveau et exemplaire jalon dans le parcours de Balthus et le regard que l’on lui porte. Paysages, portraits, scènes d’intimité, toutes ces peintures mettent en avant le soin, la logique, la structure, l’économie de superflu qui représentent ce théâtre de la vie, les pulsions et les tensions jusqu’à l’outrance parfois qui circulent, la paix de la nature, cette dette envers quelques grands maîtres qui ont accompagné Balthus, entre autres Masaccio, Piero della Francesca, Poussin, Courbet.
Une magnifique occasion d’interpréter cette œuvre guidée par un catalogue rédigé par des spécialistes qui traitent notamment des questions d’ambivalence, transgression, enchantement, et de revoir les tableaux de la collection permanente, d’Holbein et Carpaccio à Hopper et Kandinsky.

Dominique Vergnon

Raphaël Bouvier, Juan Angel Lopez-Manzanares et al., Balthus, 139 illustrations, 240 x 280, édition Museo Nacional Thyssen-Bornemisza (espagnol et anglais, dépliant disponible en français), janvier 2019, 179 p.-, 32,30 euros

www.museothyssen.org. Jusqu’au 26 mai 2019.

Nous remercions la compagnie Transavia pour son aimable collaboration.

 

 

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