André Masson : peindre le monde

Il y a des expositions muséales qui se tiennent dans des galeries (Herbin & l’abstraction géométrique, l’avant-garde hongroise & Der Sturm, le biomorphisme) et il y a des expositions que des galeries n’oseraient même pas présenter que des musées imposent pour des raisons mercantiles ; et puis il y a, une fois l’an, rarement plus, un musée qui ose...
L’an passé, l’Institution en lieu et place du Grand Palais, osa nous montrer Kupka et cette année, c’est en province, dans le pays catalan, à Céret très précisément, qu’il faut se rendre séance tenante – vous avez jusqu’au 27 octobre 2019. Pourquoi ? Pour vivre une expérience unique et (re)découvrir un peintre majeur, l’un des pères de l’art moderne – aux côtés de Braque, Picasso, Miro et Gris – qui révolutionna (peut-être un peu trop) l’univers culturel au point d’avoir été quelque peu oublié au profit de ses illustres pairs… Le monde est ainsi fait que des artistes de la trempe de Kupka ou Lissitsky ont parfois besoin qu’un musée organise une rétrospective pour rappeler au grand public l’importance primordiale que revêt l’intervention de cet artiste dans l’histoire de l’art ; et donc dans l’histoire du monde.
 

Revenu des enfers de la Première Guerre mondiale, André Masson reprend péniblement le cours de sa vie à Céret dès l'année 1919 avec son compagnon d’études, Maurice Loutreuil, avec qui il était allé étudier en Italie les fresques toscanes après des études aux Beaux-arts parisiens. Outre sa femme, il croise dans ce petit village un certain Soutine, et ses premières peintures impriment un goût cézanien pour les paysages tout en laissant percevoir, déjà, un début de transgression dans les formes : les arbres se courbent, les lignes fuient, pas seulement sous les assauts de la tramontane mais bien sous l'influence des orages qui grondent sous ce crâne que quatre années de guerre ont saccagé.

L’hypersensibilité de Masson l’a rendu rebelle, sans doute bien avant 1914, mais le feu et la rage des combats ont laissé une empreinte impossible à effacer. Peindre deviendra alors l’exutoire qui le rapprochera de la nature pour tenter de comprendre pourquoi l’Homme s’y conduit si mal.
Comme drogue dure, Dionysos sera convoqué, honoré (des dizaines de dessins coquins positionne Masson à la même hauteur que Pascin) et choyé. Quelque part, toujours, le dieu des plaisirs incitera à surmonter Minotaure, insectes matadors et autres compositions plus crépusculaires les unes que les autres quand elles ne sont pas, tout simplement solaires... Quelque soit le choix chromatique ou la composition que Masson imprime à son tableau, tapi sous le trait, en clin d’œil, l’âme épicurienne s’invitera pour transgresser l’instant, débusquer le polisson, ouvrir d'autres champs que la morale bourgeoise et la bonne éducation religieuse réprouvent... André Masson puisera dans les désirs charnels l'énergie de la reconquête d'une vie brisée par la guerre, la passion des amours physiques se déclinera dans les formes suggestives qui pointeront l'orgie comme catalyseur d'une possible rédemption.

Un temps surréaliste, ami de Breton et de Bataille (mais jamais dupe du jeu du clan), André Masson n’épousera point de chapelle, quelle soit politique ou artistique, poète de l’infini toujours, il travaillera à renouveler son art, n’hésitant pas à tenter d’autres techniques comme le dessin automatique ou ces calligraphies réalisées dans le Connecticut durant la Seconde Guerre mondiale, qui lui firent réaliser du Pollock… avant Pollock. Il mettra sa toile par terre, y projettera des fils de colle sur lesquels il déposera du sable puis des pigments… nous donnant à voir un tableau extraordinaire plus on s’en approche.



De retour en Europe, les années 1960-70 verront d’autres formes d’expression s’inviter, de l’influence asiatique aux nuagistes emmenés par Benrath sans jamais oublier les dessins, André Masson va intensifier sa palette par des couleurs fortes ou chatoyantes (comme ce Nu au soleil noir d’une extraordinaire sensualité), osant les formes sévères ou l’épure d’un trait lisse et d’un fond clair, voire l’abstraction totale, en éclats de couleurs multiples, tâches et zébrures, accélérations et rondeurs, muselant l’excès de l’un dans la sensualité d’une courbe, accentuant la lenteur d’un trait par l’explosion d’une couleur. Résultat, le regardeur est en transe, l’émotion frisonne en nous, consommateur d’un plaisir inégalé que seule la rencontre physique avec le tableau procure.
Outre ce très bel objet, catalogue qui fera office de nœud à votre mouchoir pour vous rappeler l'émotion ressentie in vivo, il est grand temps de préparer votre valise et de filer à Céret vous régaler les pupilles et sauver votre âme…
 

François Xavier

Nathalie Gallissot & Jean-Michel Bouhours (sous la direction de), André Masson, une mythologie de l’être et de la nature, 246 x 280, 150 illustrations, broché, Silvana Editoriale/Musée d’art moderne Céret, juin 2019, 239 p. – 35 €

 

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