Luxe, liberté, beauté : les surimonos

Si un lien fort les relie et structure leur propos, celui de l’impermanence du temps et donc des êtres, des objets et des saisons, pour le reste, les différences sont grandes. Nous regardons à deux niveaux différents. Les images de l’ukiyo-e sont familières à l’œil occidental, ce monde flottant qui renvoie à l’histoire d’Edo et ses courtisanes, ses étapes le long du Tokaido, ses scènes de nature où l’instant est l’acteur principal. En somme, les anecdotes de la vie quotidienne japonaise prise sur le vif et dans son décor, restituée pour le plaisir du plus grand nombre.
Avec le surimono, on voyage autrement. Bien qu’elles soient toujours sujettes dans les thèmes à la fugacité des choses, ces estampes offrent un raffinement supérieur, une qualité d’impression que les autres n’exigent pas, et surtout  une manière de dialogue qui les réservent à une clientèle réduite : ici domine l’art de composer avec les mots, ceux des poètes, avec les formes et les couleurs, celles des artistes, avec les faits, ceux du calendrier. Destiné à une élite, le surimono est l’élite de la gravure.

À la fin du XVIIIème siècle, la poésie a les faveurs de la bonne société japonaise, dominée par les poètes, les samouraïs, les chônin, c’est-à-dire les marchands riches et cultivés. 
À l’occasion du Nouvel An, lors des anniversaires, ils offrent à des amis ou des proches ces « choses imprimées » de haute facture, produites à tirage limité. Ceux qui écrivent et ceux qui dessinent entrent dans une relation privilégiée. Ils appartiennent les uns et les autres à des cercles exigeants, où les plus fins savoirs du métier respectif sont requis pour pouvoir y entrer. Ces éditions ont un coût. L’impression est absolument parfaite, le papier est sans défaut et fait penser à de la soie, les compositions sont savantes pour donner l’idée de vérité et de vitesse à la fois, les traits sont précis, justes et sinueux, les coloris sont délicats et harmonisés, les  rehauts de poudre métallique ont des reflets argentés ou dorés. Ceux qui savent discernent des légendes, reconnaissent le sceau d’un club de lettrés, comprennent les symboles, déchiffrent les jeux visuels, perçoivent les références. Ce n’est pas donné à tout le monde de saisir l’intelligence de ces miroirs de vie japonaise, quand le style des uns et des autres se marie sans une réciprocité obligée, comme s’il y avait autant de confiance et de respect que de liberté entre ces créateurs de beauté littéraire et esthétique.

Il faut entrer dans ce magnifique volume sans attente préconçue, sans esprit critique, accepter au contraire la découverte d’un univers différent, loin des logiques habituelles, prêt à admirer la nouveauté, quand bien même l’on serait adepte de cette période de l’art nippon. Lire et regarder seulement, porté par la musicalité des termes et des reproductions.

Même les nobles
D’un grand palais
Se pressent
Au chant d’une fauvette
En ces jours de printemps 


Que voit-on ? Un épisode de la vie du jeune Kuga, connu plus tard sous le nom de Minamoto no Masazane (920-993), fils de Minamoto no Akifusa, descendant de l’empereur Murakami. Il apporte à son père et son grand-père leurs souliers au moment où ceux-ci vont aller au jardin. Gestes élégants, sans affèterie, dignité sans morgue, décor sobre mais équilibré.

Plus immaculé
Que la neige du mont Fuji
Est le saké blanc
Qu’un être céleste
Apporte en ce printemps paisible


Au centre de la feuille, un personnage bien campé, encadré par deux tonneaux de saké frappés au nom des deux brasseries. Quelques branches de prunier en fleur pendent au-dessus de lui. Amateur de faune et de flore, comme on le voit sur une planche où volent des papillons qui imitent la danse des paons, l’auteur de ce dessin expressif est Kubo Shunman. Il acquit une grande réputation pour ses estampes ukiyo-e. Ici, il se surpasse !

Ce qui donne du prix à ces œuvres, ce qui les distingue, ce sont les alliances rares entre des adeptes d’une culture si japonaise qu’elle est l’essence même de leur pays. Sans doute le fait d’éviter la diffusion commerciale à ces impressions de luxe les transforme en merveilles. Edmond de Goncourt estimait que ces images n’avaient rien de similaire dans la gravure d’aucun peuple de la terre.
On le constate au fil de ces pages.

Dominique Vergnon    

 

Geneviève Aitken, Surimono, trésors de l’estampe japonaise, 180 illustrations, 240 x 350, In fine éditions d’art, novembre 2019, 264 p.-, 49 €

 

 

 

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