Des siècles d’art à Colmar

Dans le cloître, passée l’entrée, se dresse une sobre statue en grès des Vosges exécutée en 1863 par Auguste Bartholdi, universellement connu pour son monument La Liberté éclairant le monde.
Elle représente Martin Schongauer, auteur des deux volets du retable de Jean d’Orlier, supérieur du couvent d’Issenheim entre 1460 et 1490 et commanditaire de l’œuvre. Ainsi associés, nés l’un comme l’autre à Colmar, le sculpteur et le graveur invitent à une manière de dialogue entre les siècles et les arts. Un dialogue d’artistes qui se développe et s’approfondit au fil des salles du musée en proposant rencontres, surprises, comparaisons et  angles d’approche variés.

Partant des pièces néolithiques, telles que jarres et anneaux qui remontent à plus de 5500 avant J.C., on aboutit aux œuvres contemporaines, représentées par des noms célèbres comme Soulages, Hantaï, Mathieu, et bientôt, en avril prochain, Yan Pei-Ming avec une cinquante tableaux et des dessins. Entre ses repères qui bornent ce large éventail ouvert sur l’histoire de l’art, d’autres artistes et d’autres pièces témoignent de son évolution et de ses mouvements, de son constant reflet d’une époque et d’une culture. Jean-Jacques Henner, peintre alsacien, prix de Rome en 1858, Robert Delaunay, Nicolas de Staël, Poliakoff ou Fernand Léger sont des jalons dans ce parcours inscrit sur la longue durée. Parmi tant de noms, il est difficile de choisir. Prenons Jost Haller qui met en scène sur un côté d’un panneau en pin de 1445 un hardi Saint Georges s’apprêtant à tuer le dragon. Il rivalise avec Gustave Doré qui fait monter dans le ciel un archange presque diaphane à force de blancheur.
Arrêts tout aussi intéressants devant Bonnard, Fautrier, Hélion, Otto Dix, Monet, bien que cette vue assez sombre sur la vallée de la Creuse ne paraisse pas appartenir à son registre habituel.  Ainsi, considérant les contextes, il est d’évidence que la beauté ne s’évaluant pas suivant une échelle graduée émane aussi bien de la simple et lumineuse transparence de certains verres mérovingiens, des gestes hiératiques d’un homme agenouillé, sans doute un des rois mages, une petite statue en grès partiellement polychrome datant de 1400 que des fines feuilles stylisées de ce vase de Chine en faïence émaillée bleue, signé Théodore Deck, céramiste alsacien du XIXe. Entre tant d’invitations, le regard a le loisir de s’immobiliser un instant sur ce qui l’attire davantage, la sensibilité d’en éprouver le charme, le savoir d’en faire un plaisir à venir pour la mémoire.  

 

Il reste qu’au cœur de ce parcours encyclopédique, dans la chapelle, une œuvre domine, aimante la curiosité et plus que l’attention, impose une muette admiration. Elle est annoncée par un silencieux et émouvant cortège d’œuvres sacrées ou non, toutes insignes, statues, chapiteaux, peintures, vitraux, à l’exemple de cette Lamentation du Christ, sculpture polychrome en calcaire (1510-1520), un des éléments du cycle sur la Passion qui était auparavant dans l’église des Récollets à Rouffach, montrant saisis dans un mouvement incessant et expressif de drapés et de gestes, huit personnages, les uns debout, les autres agenouillés autour du corps de Jésus, longue horizontale que fige la mort.
Beaucoup de ces œuvres uniques relèvent de cette unité stylistique du Rhin supérieur, fin XVe début XVIe, faite de douceur et de naturalisme, liée à la Souabe, s’étendant autour de l’axe du fleuve de la Forêt noire aux Vosges et de Strasbourg à Constance.

C’est donc une sorte de préparation visuelle à l’hommage à rendre au chef d’œuvre de la renaissance germanique, triomphe de l’expressionnisme sacré qu’est le Retable d’Issenheim (1512-1516. On pense aux mots de l’écrivain Winfried Georg Sebald, qui en évoquant l’auteur Mathias Grünewald et son travail parle de l’enténèbrement catastrophique, la dernière trace de la lumière tombant de l’au-delà. On peut aussi avoir en tête les phrases mystiques de Martin Buber, considérant que ce retable est l’autel de l’esprit dans notre monde occidental, ou penser aux phrases lyriques de Joris-Karl Huysmans, saisi par l’effroyable cauchemar d’un Calvaire.
Toutes les énigmes, ou presque toutes, que posaient le retable et la vie de Mathias Grünewald, qui fut aussi ingénieur hydraulicien, sont levées avec l’ouvrage qui a été publié en lien avec les actualités du musée, notamment son réaménagement étendu et l’extension spectaculaire des bâtiments, moderne et intégré au paysage urbain environnant. La nouvelle scénographie magnifie les œuvres et la restauration du retable se poursuit pour quelques jours encore devant le public. Quel destin aura eu cette œuvre, qui selon les époques et les guerres, a été démonté, caché, transporté, un peu comme celui de cette autre œuvre extraordinaire qu’est Le Retable de l’Agneau mystique de Gand, achevé en 1432 ? 

Les deux auteurs relatent toute l’histoire de cette création en tous points exceptionnelle, précisent sa place dans le Saint Empire, expliquent qui fut Mathis Gothart Nithart, dit Grünewald, proche d’un autre de ces génies universels de la renaissance germanique, Albrecht Dürer. C’est ce dernier qui inspira à Lucas Cranach l’Ancien, originaire de Haute Franconie, la Mélancolie, huile sur panneau de 1532. Mais les deux visions sont aussi voisines qu’opposées, car autour de la jeune femme ailée les symboles diffèrent comme diffèrent les objets renvoyant aux notions de temps qui passe et de vertus.
Quant au fils de l’artiste, Lucas Cranach le Jeune, il sera possible de découvrir à la fin novembre dans ce même musée une somptueuse galerie de portraits constituée de 13 dessins à la détrempe, merveilles à la fois graphiques et picturales, avec des modelés et des tonalités douces et une technique en demi-tons pour la plupart cernés de contours qui donnent vie et relief aux visages des dignitaires de la cour de Saxe.

 

Au fil des pages, au rythme des salles, lecteurs et visiteurs avancent ainsi en compagnie des œuvres, de leurs histoires, de ceux qui les ont conçues et réalisées. Double avantage que de pouvoir aller à loisir et revenir à son gré dans ces ouvrages comme dans les salles, de l’archéologie dans le cloître à la modernité dans l’Ackerhof, et confronter les styles et les propos. Un dialogue parfois curieux, inattendu, qui prolonge la réflexion, confirmant que dans l’art, rien ne part de rien, comme pourrait le rappeler Le char de la Mort, réalisée en 1848 par Théophile Schuler, vaste composition en pyramide emportant dans le galop de treize chevaux squelettiques la tumultueuse allégorie de la condition humaine.
Évoquant les Danses macabres d’Holbein ou les monstruosités de Jérôme Bosch, cette cavalcade aurait pu tout autant être imaginée par Grünewald qui concevait, en parallèle au panneau du Christ élevé  dans un halo éclatant d’or ces effrayants démons aux visages d’apocalypse agressant dans un décor dantesque saint Antoine.

Au-delà des époques et des moyens, devant toutes ces œuvres, à l’appui des dialogues noués au hasard de chacun on pense à ces mots d’André Malraux qui avait écrit : L’art est le plus court chemin de l’homme à l’homme.

 

Dominique Vergnon

 

Pantxika Béguerie-De Paepe, Magali Haas, Le Retable d’Issenheim, 220 x 228, illustrations, éditions musée Unterlinden-Artlys, 128 pages, 19 euros

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