L’éventail, un monde déplié

Et le soleil mourant, sur un ciel riche et sombre, ferme les branches d'or de son rouge éventail. Moins de vingt mots, une idée d’infini, une image aussi lumineuse que merveilleuse, l’œil voit et conserve la beauté de l’éphémère. Il faut être poète comme l’était José Maria de Heredia pour ainsi décrire l’immensité ouverte, au couchant d’un soir qui bientôt va s’achever.
C’est le geste même furtif, précis et élégant qui ouvre un éventail, fait admirer ses ramages colorés et ses motifs floraux puis le referme d’une second geste plus sec. 

Les codes de l’éventail sont multiples, imparables, secrets, rituels, il faut les connaître sinon gare ! Ce mince créateur de vent et serviteur du souffle peut être un redoutable instrument de conquête ou de rupture. Il s’apprécie pour ses passages rapides comme l’éclaire, ses clins de mains relevant de l’art de vivre, de la galanterie, de l’élégance, d’une certaine classe sociale, des coutumes, de la diplomatie, plus simplement d’un soudain besoin de fraîcheur, d’un désir qui s’avoue ou d’un refus qui s’annonce.
Avec des mots aussi choisis que prestement dépliés, Christian Lacroix dans une préface où il nous parle de ces papillons plissés, résume parfaitement ce que ce magnifique ouvrage détaille et révèle dans une suite de pages illustrées avec les plus belles pièces qui soient. Toutes témoignent de ce peut être la création de cet objet précieux quand elle est poussée à son sommet, quand ce qui ne serait qu’un objet à vrai dire commun et si répandu devient un accessoire en vogue et presque un arbitre des élégances.

Cette création est signée par un nom historique, prestigieux, pas assez connu, celui de Jean-Pierre Duvelleroy, qui fonde une maison en 1827 appelée à avoir un nom prestigieux et devenir, titre insigne, fournisseur de toutes les cours. Il a à son service et autour de lui des artisans virtuoses, et ses éventails sont d’une telle qualité, d’une telle originalité que maintenant, on peut en voir certains jalousement conservés dans les plus grands musées. La magie de ce léger courant d’air enchanta longtemps les dîners privés, les soirées au théâtre ou les soupers au music-hall voire les rencontres cavalières. Malgré les aléas des guerres, la disparition d’une époque belle et enjouée, les changements de styles, la saga se poursuit, les collectionneurs suivent les ventes, le patrimoine est transmis.

Guidé par une historienne qui connaît le monde du luxe, de la mode, de l’art et son histoire, le lecteur, invité à voir les plus étonnantes œuvres créées grâce aux photos, dessins, documents, peintures qui retracent ce qui est une manière d’épopée, découvre véritablement une technique insoupçonnée. Mais aussi un univers inégalé, celui du savoir-faire un absolu esthétique qui n’est pas qu’un frou-frou chic, celui des compositions savantes où entrent la soie, l’ébène, le corail, la nacre, les plumes, la dentelle, l’écaille et bien d’autres matières rares et précieuses, celui des civilisations car depuis les Grecs jusqu’aux femmes les plus modernes, en passant par les Mayas, le Japon, Watteau, Greuze et Mucha, la duchesse de Berry et la reine Victoria, Katy Perry, Hermès, les passages parisiens, la gentry anglaise et les corridas, les guinguettes et la cour d’Espagne, des mains féminines n’ont cessé d’agiter et faire parler ce qui est plus qu’un accessoire, un concept de vie, un must de la grande couture qui passe mais toujours se renouvelle, de la séduction, de la conversation à distance, sans mot qui s’entende et toute en non-dits exprimés par l’abanico.

Choisir, placer et manier un éventail exige un savoir particulier, des manières enseignées, un goût pour la poésie de la silhouette personnelle, une connivence avec soi et l’autre. Ne disait-on pas au XVIIIème siècle, le siècle de la courtoisie et de la distinction par excellence, que les femmes ne font pas moins de prouesses avec leurs éventails que les hommes avec leurs épées.

Citons un autre écrivain, André Breton, qui lui aussi met la pensée qui s’échappe au seuil du rêve qui se forme en évoquant à sa façon cette œuvre d’art en miniature : Dans la jungle de la solitude, un beau geste d'éventail peut faire croire à un paradis.
 

Dominique Vergnon
 

Marie-Clémence Barbé-Conti, Duvelleroy, trésors de l’éventail couture parisien, 220 illustrations, 240 x 300, In fine éditions d’art, octobre 2020, 248 p.-, 45 euros

 

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