Caspar David Friedrich, vers l’infini et soi-même

À l’extrême pointe de la dune, agitée d’ondulations ocre que le temps a figées, l’infini de la mer rejoint l’infini d’un ciel sombre et menaçant vers le bas, s’ouvrant et s’éclaircissant à mesure que le regard s’élève. L’eau est elle aussi parcourue de mouvements brefs et rapides qu’une succession de fines touches blanches créant des effets vagues rend visibles.
Unique repère vertical dans ces étendues parallèles, menaçantes et froides, un personnage de dos paraît méditer.

Dans Le Moine au bord de la mer, tableau exécuté vers 1809, une évidente sobriété domine, cette condensation progressive et cette dématérialisation ne laissent à l’homme qu’une zone réduite. La mer et le ciel lui sont interdits, écrit dans ce bel ouvrage Werner Hofmann, historien de l’art autrichien mort en 2013, un des grands représentants de l’école de Vienne au même titre qu’Ernst Gombrich avec qui il avait noué des liens d’amitié étroits.

Ce tableau de Caspar David Friedrich est célèbre, il concentre si l’on peut dire l’ensemble du message du peintre et explicite son style. Il est l’interprète de ses inspirations constantes au long de sa vie, il témoigne tout autant de sa sensibilité et de sa spiritualité. Ce moine s’identifie au Wanderer, ce promeneur solitaire qui traverse la culture allemande, figure élégiaque et proche du mystère présente chez Hölderlin et Goethe. Du reste, Werner Hofmann en veut pour preuve le fait qu’il s’agirait d’un autoportrait, ce que montre, agrandi, le détail de la tête de l’homme, tournée vers le large.
Quelques lignes plus loin, l’auteur rappelle ce fait, souvent oublié voire méconnu dans la vie de Friedrich, la mort d’un de ses frères, Johann Christoffer, englouti sous ses yeux lors d’un après-midi de patinage près de Greifswald, sa ville natale, située au bord de la Baltique, une cité qui fut membre de la ligue hanséatique et appartint un temps à la Suède. De nombreux éléments à dessein repris sur le tableau peuvent servir pour saisir dans sa totalité la portée de l’œuvre de celui qui est un des plus grands représentants du romantisme allemand.
L’intemporalité de la scène, la solitude au milieu du tragique, la prédominance de la nature, le retrait de l’humain, sa petitesse face à la puissance universelle, l’invitation faite au spectateur d’entrer directement dans le tableau, les oppositions de lumière, le recueillement, le besoin de transcendance, la notion d’infini construite par l’espace, autant de signes éloquents retrouvés à des titres divers, jalonnant le parcours créateur de Caspar David Friedrich (1774-1840) et intégrés dans des toiles comme La Terrasse de jardin (1811), Neubrandenburg dans la brume du matin (1816), Paysage champêtre le matin (1822), La Grande Réserve (1832), La Ruine d’Eldena dans le Riesengebirge (1830), un lieu qu’il aime et qu’il décrit souvent.

 

Si ces architectures imaginées et fantastiques de cimetières, cathédrales, vestiges, qui par le seul talent expressif du peintre acquièrent une réalité rien moins qu’onirique, d’autres compositions résultent à l’inverse d’observations attentives du réel et d’une proximité voulue avec la nature. Sur plusieurs tableaux, Caspar David Friedrich sans perdre un désir d’idéal, peint le spectacle quotidien qu’il aime, les saisons, les prairies où sautillent des chevaux avec dans le fond la silhouette de la ville, les montagnes bleutées de Bohême. Mais même dans les moments où il est le plus en prise avec ce réel, ses penchants intimes le portent à unir vérité et utopie, symbole et évidence, allégorie et matérialité.
Ainsi, le tableau Sur le voilier, appelé aussi En bateau, daté de 1818-1819, merveilleuse vue au cadrage audacieux d’un jeune couple se tenant par la main, assis à l’avant d’un voilier et regardant dans la même direction, entrecroisent les interprétations historiques et artistiques, puisque dans cette œuvre acquise en 1820 par le grand-duc Nicolaï Pavlovitch, qui deviendra Nicolas 1er celui-ci se reconnaît avec sa jeune épouse, Alexandra Fedorovna.
Toutefois, il voit dans la silhouette de la ville à l’horizon les clochers et les tours de Saint-Pétersbourg, elle ceux de Dresde ou de Greifswald. Autant de transpositions à élucider, de paraboles du destin à découvrir, de propositions soumises par le génie de l’artiste à la curiosité. A cet égard, il s’affirme plus crédible et emporte tous les suffrages avec de  telles peintures qu’avec ses images miraculeuses, pour reprendre les mots de l’auteur. 

Un des points qu’on ne manque pas de remarquer, les personnages de dos, qui communiquent leur émerveillement dans une immobilité muette. Avant Friedrich, des artistes comme Jan Luyken, Wilhlem Tischbein avaient déjà retenu de telles attitudes sur des gravures ou des dessins mais jamais autant que le maître allemand. Voir dans ce choix une marque d’un repli de soi, d’un refus de considérer l’autre serait vraisemblablement une erreur de compréhension de la volonté du peintre, qui est  d’inviter plutôt l’œil à voir en soi et à louer l’immensité convoquée, à dépasser les personnes présentes pour mieux percevoir au-delà d’elles ce qu’elles contemplent.  

 

Chapitre après chapitre, dans une approche très documentée et personnelle qui rendent la lecture constamment intéressante, Werner Hofmann analyse la vie et l’œuvre de celui qui comme tant d’autres peintres, avait été célèbre de son vivant et fut oublié peu après sa mort. Il lui redonne sa place parmi les créateurs majeurs, non seulement de son pays mais de l’histoire de l’art en général.
La vision du monde de Caspar David Friedrich n’avait plus cours. De nouveaux mouvements étaient nés qui donnaient à la nature une autre dimension, loin de la nécessité intérieure qui le poussait à écrire que le peintre ne doit pas seulement peindre ce qu’il voit devant lui, mais aussi ce qu’il voit en lui-même.
Le lecteur aura en outre le plaisir de lire à la fin du livre un choix de lettres, des extraits de son Journal (1803) et découvrira nombre de feuilles au crayon, sépias, aquarelles rarement vues qui renvoient notamment à sa formation, vers 1794, à la prestigieuse Académie royale de Copenhague où l’enseignement s’appuyait entre autres sur l’antique.
Pour cet homme dont l’existence connut ses drames, l’art se présente comme médiateur entre la nature et l'homme.

 

Dominique Vergnon

Werner Hofmann, Caspar David Friedrich, 275 x 328, nombreuses illustrations couleurs, sous coffret, éditions Hazan, octobre 2020, 300 p.-, 99 euros

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