Giorgio Morandi : le temps, substance de son art

Voir, regarder, mieux encore contempler les œuvres de Giorgio Morandi, une échelle possible, permettant d’entrer dans cet univers apparemment étroit, répétitif, sans vraies perspectives, en vérité renouvelé, profond et dont les dimensions vont au-delà des seuls objets représentés.
Le talent de Morandi est, sans cesser de reprendre la même rythmique, de ne jamais recommencer un ouvrage aisément identifiable. On penserait banalité, à tort, il faut dire originalité, étrangeté, venues d’une austérité calculée. Cette peinture humble, dépouillée et attachée à la réalité concrète écrit un des auteurs de cet ouvrage, innombrables sont les écrivains et les poètes qui l’ont célébrée dès 1950.
Luigi Magnani, qui fut et ami de Morandi et collectionneur de ses œuvres, parle de ces formes… porteuses d’un message dont il me semblait que la valeur renvoyait au-delà de tout élément sensible, au-delà de la peinture elle-même

À voir et contempler Morandi, une quiétude s’impose, revient à nouveau, on la dirait similaire à la précédente, évoluant à peine, mais elle avance toujours, se modifie selon les inspirations du moment, donne du sens à ce qui ne serait que commun. La réalité  sous son regard en acquiert davantage, elle s’élargit au gré des jours, repousse la portée de sa présence, afin que ce visible soit comme une annonce d’un invisible devenu la substance même des choses.
Les comparaisons entre certaines natures mortes de 1939 à d’autres des années 1950, puis 1960 sont éloquentes, elles parlent du mystère de ces petits observatoires domestiques autour desquels tourne le cosmos pour reprendre des mots de Jean Clair, au point que ces objets se transforment en centres de méditation.

Première approche de l’artiste, la plus connue, celle des objets donc. Morandi est d’abord leur poète. Il les prend dans un placard, sur une étagère, les pose sur une table, ils sont souvent bien ordinaires, pots, bouteilles, cruches, brocs, bols, boites. Des surfaces lisses, agrémentées de torsades ici ou là, de fines rayures, d’un glacis, avec bien sûr le jeu des ombres pour donner les volumes et assurer les densités. Cette ample gamme de natures mortes pourrait inclure les fruits, les fleurs, des instruments de musique, au demeurant des objets qui ont également une vie à eux, imperceptible, mais à prendre comme des signes de mûrissement et d’écoute.
La célébrité de Morandi (1890-1964) est venue par eux.

Viennent ensuite les paysages, à ne pas oublier, qui incluent les collines, la plaine devant la ville, une meule à Grizzana, des esquisses à l’aquarelle. Appréciations rapides et économes des motifs, qui malgré leur transparence, ont de l’épaisseur, plus encore, du relief. Sur un Paesaggio de 1943, on repère dans les arbres, sur les champs, la même sobriété que sur les bougeoirs et les flacons. On pense à Cézanne. La lumière est douce, gomme les contrastes sans les annuler, opacifie sans doute mais conserve les nuances.
Morandi a aussi eu une période méconnue, non sans intérêt, au bord du cubisme, une aptitude à la recherche métaphysique qui peut évoquer par sa géométrie et ce côté énigmatique Giorgio de Chirico.

Verre, terre, métal, porcelaine, ronds et carrés, évasements et allongements, voilà qui structure cette œuvre, autant de consistance au service de ce poète de la matière. Morandi est aussi le poète de la tournure. Il l’ennoblit, la stylise, l’impose au regard en peignant ses pots, ses vases et ses coupes. Pour arriver à ces instants suspendus, il reste à donner la vie aux ustensiles domestiques. Les gammes de gris, les colorations d’ocre, de brun, de blanc s’en chargent. Morandi se fait alors le poète de la couleur. Néanmoins, l’équilibre est fragile et témoigne d’une science élevée des rapports chromatiques note Guy Tosatto.

 

Les quelques soixante-dix œuvres, sans parler des photos, présentées dans cette exposition retracent une carrière qui manifeste cette triple alliance poétique et assure à la fois l’unité de sa vision et la diversité de sa manière. S’il s’inspire du Greco, de Crespi, de Vermeer, de Zurbaran, de Chardin, cela peu à peu s’efface. Morandi suit son propre chemin, il crée un lyrisme qui n’appartient qu’à lui, tout comme il est fidèle à Bologne. Les fonds neutres, le respect sur la toile de la mesure des objets, la taille limitée des formats entretiennent la sagesse de cette poésie réitérée. Il lui suffit d’à peine modifier la lumière et la disposition de ses acteurs muets pour que tout change. L’écrivain italien Leopardi estimait que l’excellence adopte les manières simples qui passent souvent pour un signe de médiocrité.
Nous en avons la preuve. C’est un plaisir de découvrir la collection de Luigi Magnani, digne du titre de seigneur, il le fut dans son siècle comme ces mécènes de la Renaissance, note Stefano Roffi au début de ce catalogue.

Une découverte qui double son intérêt avec ce parcours proposé dans les collections des œuvres des nombreux artistes italiens qui ont lancé l’Italie dans la modernité. Leurs biographies, rédigées par Sophie Bernard, surprennent toujours, par leur densité et leur cheminement. Morandi en fait partie, aux côtés des plus connus, Modigliani, Giorgio De Chirico, Leonor Fini, Alberto Magnelli, Lucio Fontana, Penone, des moins connus peut-être également, comme Luigi Russolo, Filippo de Pisis, Mario Merz ou  Antonino Virduzzo.
C’est là que réside l’attrait de cet ouvrage, rassembler ces créateurs qui allient abstraction et vision cosmique, jeux d’optique et arte povera. Guy Tosatto, dans son avant-propos, guide le lecteur vers un pan entier de cette âme italienne dont ils sont tous autant les artisans que les reflets.
Les deux livres accompagnent l’exposition au musée de Grenoble.
 

Dominique Vergnon

Guy Tosatto (sous la direction de), Giorgio Morandi, la collection Magnani-Rocca, In fine éditions d’art, 126 illustrations, 220 x 280, décembre 2020,  256 p.-, 28 €

Guy Tosatto et Sophie Bernard (sous la direction de), Italia moderna, la collection d'art moderne et contemporain italien du Musée de Grenoble, In fine éditions d’art, 84 illustrations, 197 x 250, décembre 2020, 96 p.-, 15 €

www.museedegrenoble.fr jusqu’au 14 mars 2021

 

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